Actes de la 9ème conférence de l’ACCF consacrée à la collégialité

07/02/2022

 

Le 25 mai 2021, le Président du Tribunal Suprême, Didier LINOTTE, a participé à la 9ème conférence des chefs d’institutions de l’Association des Cours Constitutionnelles Francophones (ACCF) qui a réuni près d’une centaine de personnalités issues des Cours membres de l’Association autour du thème « La collégialité ».

L’ACCF publie sur son site internet les actes de cette conférence. On y retrouvera la communication du Président LINOTTE intitulée « De l’intérêt de la collégialité, de la recherche du consensus et de l’effacement de l’opinion individuelle ». Le texte de cette communication (également disponible au format PDF) est reproduit ci-dessous :

 

 

De l’intérêt de la collégialité, de la recherche du consensus et

de l’effacement nécessaire de l’opinion individuelle

par Didier Linotte
Président du Tribunal suprême de Monaco

 

Monsieur le juge en chef du Canada, cher Richard, Monsieur le président de séance,

Mes chers collègues, mesdames et messieurs,

 

Je voudrais d’abord vous dire le plaisir que j’ai à nous retrouver enfin, même si c’est en distanciel et j’espère bientôt en présentiel ; je veux aussi féliciter les organisateurs, car je ne suis pas sûr que l’organisation d’une visioconférence soit au final plus simple qu’une conférence en présence, et il faut féliciter aussi les organisateurs pour le choix du sujet, car c’est un vrai et grand sujet, vous l’avez dit. Monsieur notre président de séance modérateur, le Tribunal suprême de Monaco a une certaine expérience. Je rappellerais que notre expérience – la mienne est plus courte – est multiséculaire puisque nous sommes cette année à la 110ème année de notre création en 1911, ce qui fait de notre juridiction une des plus anciennes, si ce n’est peut-être la plus ancienne dans le contrôle de la constitutionnalité des lois et des actes par voie d’action.

Mon expérience est beaucoup plus modeste, je suis membre du Tribunal suprême depuis 10 ans et je le préside depuis 8 ans. Cela me permet néanmoins de vous dire comment nous fonctionnons et c’est le but de mon intervention. Je n’aurai pas l’outrecuidance de penser que notre petite juridiction de notre petit État – nous sommes une microjuridiction d’un micro-Etat, nous en sommes conscients, et donc nos manières de faire, ne sont pas nécessairement transposables à tous les collègues ici, mais nous pratiquons totalement la collégialité et nous pratiquons une collégialité que nous pensons être très active (I), mais qui noue des rapports de compatibilité difficile avec l’expression de la dissidence (Il).

 

I. La collégialité pratiquée

 

Je voudrais d’abord vous dire que la collégialité, et c’est le titre de notre sujet, entretient des rapports quelque peu ambigus et pas si simples que ça avec la notion de dissidence et d’opinions dissidentes ; il est évident, et cela a été dit que, par nature, la collégialité peut être porteuse de diversité. Quand on juge à juge unique, on ne se pose pas la question des opinions dissidentes ; celle-ci n’a de sens que quand on est dans la pluralité ; la collégialité est quelque part par nature porteuse de la dissidence, tout au moins de la diversité ou de la différence d’opinions. Il ne faudrait pas s’imaginer que l’opposition entre une collégialité telle que nous la vivons et dont je vais vous parler et les opinions dissidentes soit un affrontement total. La collégialité que nous pratiquons, je vais essayer de vous le montrer, est peut-être plus subtile que l’idée que l’on pourrait exprimer d’une décision monolithique, d’une collégialité sans expression de différences, parce qu’en réalité nous avons la tentation de gérer la diversité au sein de la décision même si celle-ci est unanime ou tout au moins, acquise au consensus.

Je vais vous parler de l’expérience de la collégialité telle que nous la pratiquons et je vous dirai en quoi elle nous paraît peu compatible avec l’expression d’opinions dissidentes.

La collégialité est une réalité, non seulement au Tribunal suprême de Monaco, mais dans la justice monégasque, toutes les décisions des juridictions monégasques sont acquises en collégialité. Il y a quelques exceptions pour des décisions rendues à juge unique dans certains domaines qui ont été pointés dans nos réponses, mais c’est une infime minorité et dès le stade des juridictions judiciaires de première instance : Tribunal de Première instance, Tribunal correctionnel et a fortiori la Cour d’appel, c’est une juridiction collégiale qui rend les décisions.

Au Tribunal suprême, la collégialité est strictement prévue par nos textes fondateurs. Nous jugeons ou à 5, quand nous jugeons en matière constitutionnelle, ou à 3 en matière administrative, mais comme les définitions de la matière constitutionnelle et de la matière administrative ne sont pas rendues sur des critères que nous estimons cohérents, parce que la matière constitutionnelle se définit du point de vue d’un critère matériel, c’est-à-dire les droits fondamentaux qui sont protégés par la Constitution et qui sont offensés soit par  une loi, soit par  une décision, soit par un comportement de l’administration. Alors que la matière administrative, c’est le contentieux dirigé contre les décisions de l’administration et c’est un critère organique et formel qui crée la compétence en matière administrative et cela ne rentre pas parce que nous pouvons imaginer, et nous en avons, des contentieux contre les décisions administratives appuyés sur un motif d’inconstitutionnalité. Pour éviter le piège, on adopte l’adage bien connu dans la marine selon lequel : « Trop fort n’a jamais manqué! » eton juge toutes les affaires en collégiale à 5.

Nous prenons un certain nombre de précautions de fonctionnement pour éviter que soit porté atteinte à la collégialité ; d’abord le président ne se destine aucun rapport, il ne rapporte aucune affaire, de façon à garder une relative neutralité ou position de retrait dans le délibéré collégial et par ailleurs les rapports sont distribués entre tous les membres de la collégialité à tour de rôle ; nous avons voulu éviter la constitution de spécialistes au sein du débat collégial en estimant que la constitution d’une voie très spécialisée, très autorisée dans un domaine, le rapporteur public ou le commissaire du Gouvernement spécialiste de la fiscalité, spécialiste des droits de l’urbanisme, spécialiste des droits de la fonction publique, tend par son aura et peut-être parfois par l’influence qu’il peut avoir sur les collègues, à acquérir un certain ascendant qui ne permet peut-être pas toute l’expression de la collégialité au sein du délibéré. Et donc nous essayons de vivre et nous vivons une collégialité extrêmement active dans laquelle tous les membres s’expriment sur un pied d’égalité et pour autant, nous ne pratiquons pas le vote. Mais alors est-ce la dictature ? Non, c’est l’inverse, nous recherchons l’accord entre les membres de la collégialité, toutes nos décisions sont généralement rendues à l’unanimité ou à tout le moins au consensus. Nous veillons à ce que la décision au moins ne froisse pas une conviction fondamentale d’un des membres du délibéré collégial et le délibéré peut durer un certain temps. Dans la pratique, pour la plupart des affaires, le délibéré est sinon rendu, au moins élaboré sur le siège ; les magistrats eux-mêmes, ensemble, rédigent la décision après l’audience dans la salle du délibéré et comme les textes nous donnent un délai de 15 jours entre la date de l’audience et la lecture publique du délibéré, nous utilisons parfois sur certaines décisions difficiles, l’amplitude et le délibéré peut durer plusieurs jours.

 

II. L’absence de dissidence

 

Alors me direz-vous, on ne pratique pas la dissidence c’est vrai, mais il ne faudrait pas s’imaginer que les décisions qui sont rendues soient plus brutales ou binaires pour autant.  Nous essayons de gérer la contradiction dans la décision elle-même. Il y a plusieurs moyens pour ce faire, par exemple on peut nuancer les effets de la décision rendue, les effets qu’elle peut générer notamment. Moduler les effets dans le temps en dosant les dates et délais à partir desquels les décisions vont s’appliquer et générer des conséquences, pour tenir compte de certains obstacles. On peut éventuellement, si l’on a rejeté la requête d’un requérant, l’inviter à mieux se pourvoir, en quelque sorte lui donner un meilleur mode d’emploi si l’on sent qu’il aurait pu, avec d’autres procédures ou d’autres moyens, obtenir le résultat satisfaisant qu’il mérite. On peut réciproquement donner à l’État, à l’administration publique le mode d’emploi pour corriger ses erreurs, purger les décisions des vices qui les affectent, mais de façon à préserver le fond si on estime que le fond le mérite ; voire laisser aux  parties le temps de rechercher les moyens d’une solution amiable. On le fait très régulièrement, soit sur demande des parties, en renvoyant les affaires, le temps qu’un accord amiable puisse survenir, soit dans nos prédécisions en laissant aux parties le temps de se rencontrer afin d’éviter des décisions brutales dommageables à certains intérêts.

En dernier lieu, le communiqué de presse qui peut être rédigé pour certaines affaires permet aussi d’indiquer certains points particuliers. On peut dans la décision rédigée indiquer également si elle résulte d’un principe qu’on entend poser comme jurisprudence et donc qui pourra avoir comme vocation à s’appliquer et se répéter dans l’avenir ou à l’inverse, indiquer que dans la décision en cause, celle-ci est rendue dans les circonstancesparticulières de l’espèce, ce qui peut indiquer une prise en compte de données très particulières non nécessairement reproductibles sauf identité rigoureuse de situation.

En tout cas, la collégialité que nous pratiquons absolument est vécue et pratiquée d’une manière qui renforce la qualité technique de la décision, cela a été admirablement dit par tous ceux qui se sont exprimés auparavant et nous sommes des partisans chaleureux d’une véritable collégialité qui utilise les ressources de tous les membres ensemble. Mais nous sommes conscients aussi de ce que l’unanimité renforce l’autorité. Enfin, nous protégeons la collégialité par le secret du délibéré qui, dès lors, nous interdit la publication d’opinions dissidentes ; je rappellerai que chez nous le secret du délibéré fait partie du serment que prêtent les magistrats avant d’entrer en fonction et le secret est aussi un moyen de protéger la collégialité, car pour que la collégialité soit vivante, il faut que les juges s’expriment sans crainte et librement, sans aucune censure de toute leur position et évidement le secret du délibéré est un moyen aussi de garantir cette liberté d’expression des juges au sein de la collégialité.

Pourquoi la collégialité que nous pratiquons paraît-elle difficilement compatible avec la dissidence ? Aussi en raison de la nature des contentieux. Nous ne sommes pas les juges d’un procès conduit par les parties, nous ne sommes pas inertes comme dans le précis de procédure civile de Catala et Terré qui dit que le juge est inerte. Pourquoi ? Car le procès n’est pas l’affaire des parties, nous n’instruisons pas des affaires civiles, judiciaires, qui opposent deux parties équivalentes et qui viennent porter leurs différents devant un juge qui est là. J’ai entendu parler d’arbitrage judiciaire dans une des expressions. Nous ne sommes pas les arbitres sur la touche avec uniquement un sifilet. Nous avons conscience que nous sommes une des autorités de l’État, une des expressions de l’autorité de l’État ; d’abord, la nature du contentieux  que nous traitons ne nous permet pas l’expression d’opinions dissidentes parce que nous  jugeons soit de la constitutionnalité, notamment des lois, soit de la légalité des actes administratifs, soit des faits administratifs, il s’agit donc d’un contentieux objectif et non pas d’un contentieux subjectif et dès lors, l’objectivité du contentieux s’accommode mal de la subjectivité, même du point de vue des parties, mais qu’au fond nous ne considérons pas véritablement dans les requêtes. Nous nous contentons de vérifier dans la pyramide kelsénienne si ce qui est en dessous est compatible avec ce qui est au-dessus et par conséquent, il est difficile de dire que nous sommes en contre-balance : il faut bien que la décision qui est rendue soit relativement unique comme l’objectivité et la nature du contentieux le commande. C’est ce qui fait que notre procédure, qui n’est pas à la diligence des parties, est une procédure inquisitoire, c’est le juge qui conduit la procédure et non pas une procédure accusatoire dans laquelle les parties conduisent leur procès qu’elles sont venues porter devant le juge, tiers par rapport au différend.

Enfin, la nature de la juridiction et je conclurai sur ce point, est à Monaco d’être le délégataire du Souverain dans l’exercice de son pouvoir juridictionnel. C’est la Constitution qui l’exprime, le Souverain détient l’expression des trois pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire, mais il les délègue, il délègue la Justice aux tribunaux. Par conséquent, quand le Tribunal s’exprime, et c’est le cas du Tribunal suprême, il exprime un acte de souveraineté. Dans beaucoup de conceptions, la souveraineté doit être une et indivisible, on voit mal par conséquent comment la décision du juge suprême, expression de l’autorité de l’État, ne pourrait pas être nécessairement unanime ou consensuelle.

L’apparition d’opinions dissidentes ne nous apparaîtrait pas renforcer l’autorité des décisions rendues, l’autorité du juge et donc l’autorité de l’État dans sa fonction juridictionnelle.

Et enfin, je terminerai par un point de vue philosophique peut-être éthique à tout le moins, de l’expérience vécue que nous avons tous. Je suis sûr que  nous savons que  l’indépendance de la justice, à laquelle nous tenons, commence par l’indépendance à l’égard de soi-même et je crois que dans notre posture, nous nous efforçons tous d’effacer l’individu que nous sommes, derrière l’institution que nous servons. Et par conséquent, renforcer l’expression d’opinions individuelles, alors que nous devons nous efforcer d’effacer nos préférences, d’effacer nos goûts, ne nous paraîtrait peut-être pas en bonne harmonie, en tout cas c’est notre pratique et notre vécu. Je suis néanmoins convaincu de la bonne foi et de  la bonne qualité des justices qui sont rendues autrement, j’en suis sûr et c’est tout l’intérêt de notre débat.