04/12/1979
Décision M. R. S. c/ le Commissaire de Police chef de la section de police urbaine de la Sûreté Publique de Monaco
Tribunal Suprême
Monaco
04 décembre 1979
Sieur R. S.
Abstract
Acte administratif
Forme de l’acte – Acte réglementaire – Nécessité d’un acte écrit et porté à la connaissance du public – Absence de ces conditions – Acte inexistant.
Circulation
Réglementation – Pouvoir de police municipale appartenant au maire seul – Urgence – Possibilité pour certaines autorités publiques de prendre, à titre temporaire et dans l’attente d’une réglementation municipale, des mesures strictement adaptées à l’amélioration de la circulation et de l’usage des bâtiments publics.
Police municipale
Circulation – Absence de réglementation municipale – Urgence – Mesures temporaires prises par certaines autorités publiques.
Le Tribunal Suprême
Siégeant et délibérant en section administrative.
Vu la requête présentée par le sieur R. S., le 29 mars 1979, tendant à l’annulation de la décision en date du 31 janvier 1979, par laquelle le Commissaire de Police chef de la section de police urbaine de la Sûreté Publique de Monaco, a interdit le stationnement dans la rue Imberty entre la rue des Orangers et la rue de la Poste, sur la partie droite de la chaussée ; Ce faire, attendu que :
– à la suite de l’ouverture, au mois de janvier 1979, de nouveaux locaux ouverts au public de services de la Sureté Publique, rue Imberty à Monaco, le Commissaire de police, chef de la section de police urbaine a interdit le stationnement des véhicules le long du trottoir entre la rue des Orangers et la rue de la Poste ;
– la décision ainsi prise et dont l’existence résulte de procès verbaux dressés à l’encontre du requérant et d’une lettre du Commissaire de police en date du 6 février 1979, émane d’une autorité incompétente, puisque, selon la loi n° 959 du 24 juillet 1974 , la règlementation de la circulation et du stationnement des véhicules relève de la compétence du Maire ; que la seule décision concernant la matière est un arrêté municipal du 20 juillet 1960 qui ne mentionne aucune interdiction concernant la partie droite de la rue Imberty ;
– le caractère général et permanent de la décision prise par le Commissaire de police ne peut s’analyser en une mesure provisoire justifiée par l’urgence et par des motifs de sécurité ; qu’en effet, à la date de la requête, trois mois environ après l’intervention la mesure d’interdiction, aucun texte n’a été pris par l’autorité compétente ;
– Vu la contre requête, en date du 29 mai 1979, par laquelle le Ministre d’État conclut au rejet de la requête et condamnation du sieur S. aux entiers dépens par les motifs que :
– la compétence attribuée au Maire par l’article 39 – 2° de la loi n° 959 du 24 juillet 1974 en matière de règlementation de la circulation ne fait pas obstacle à ce que le Directeur de la Sureté Publique prenne, en cas d’urgence et à titre provisoire, les mesures indispensables au maintien de l’ordre ; que ce haut fonctionnaire dispose de pouvoirs de police générale en vertu de l’ Ordonnance du 7 juin 1867 et de l’ article de l’Ordonnance du 23 juin 1902 en ce qui concerne la sûreté et la libre circulation sur la voie publique ;
– en l’occurrence, les conditions de la mise en œuvre, par le Directeur de la Sûreté Publique, de son pouvoir règlementaire en raison de l’urgence qu’il y avait à règlementer provisoirement le stationnement rue Imberty et de l’impossibilité pour la Mairie de prendre immédiatement les mesures indispensables, l’installation de locaux annexes des services de la Sûreté Publique entraînant une congestion presque totale de cette voie ;
– l’interdiction n’est pas une mesure générale et permanente mais une mesure provisoire fondée sur des motifs de sécurité, le Maire ayant, le 17 avril 1979, modifié l’arrêté du 20 juillet 1960 et interdit à titre définitif le stationnement sur le côté des numéros pairs des immeubles de la rue Imberty ;
– le requérant n’établit pas que l’interdiction est intervenue pour des motifs autres que l’intérêt de la commodité et de la sécurité de la circulation ou au profit d’une catégorie particulière d’usagers ;
Vu la réplique du requérant, en date du 21 juin 1979, persistant dans ces conclusions par les motifs que :
– les textes de 1867 et 1902 invoqués par le Ministre d’État ne prévoient aucune compétence en matière de règlementation de la circulation au profit du Directeur de la Sûreté Publique, ses pouvoirs étant seulement des pouvoirs de surveillance ;
– l’interdiction n’a fait l’objet d’aucune publication ;
– l’article 39 de la loi précitée du 24 juillet 1974 prévoit seulement, au cas de carence du Maire, le droit pour le Ministre d’État de se substituer à celui-ci, notamment en cas d’urgence ; que le Maire exerce seul la compétence en matière de police et que les arguments tirés de l’impossibilité de réunir, en raison des élections, la Commission de la Circulation du Conseil Communal sont sans portée ;
– l’ouverture des nouveaux locaux ayant dû être envisagée de longue date, ni l’argument touchant la sécurité, ni ceux touchant aux difficultés de circulation, ni ceux tirés de l’affluence du public dans les locaux qui venaient d’être ouverts ne justifiaient l’interdiction décidée.
Vu la duplique, en date du 25 juillet 1979, par laquelle le Ministre d’État persiste en ses conclusions par le motif que :
– les pouvoirs conférés au Directeur de la Sûreté Publique impliquent la possibilité d’émettre des injonctions à l’égard des usagers, fût-ce sous forme d’interdiction de stationner ;
– le défaut de publicité de la décision attaquée ne saurait affecter la légalité de cette décision ;
– l’augmentation massive du trafic provoquée par l’ouverture des nouveaux locaux nécessitait la prise d’une décision immédiate en attendant l’intervention de l’ Arrêté Municipal du 17 avril 1979 , le requérant ne pouvant en outre invoquer aucune poursuite pénale intentée contre lui malgré les avis placés sur le pare-brise des véhicules lui appartenant.
Vu la lettre du Commissaire de Police, Chef de la Section Urbaine en date du 6 février 1979 ;
Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Vu l’ Ordonnance constitutionnelle du 19 décembre 1962 , notamment ses articles 17, 25, 89 à 92 ;
Vu la loi n° 959 du 24 juillet 1974 sur l’Organisation communale et notamment son article 39 ;
Vu l’Ordonnance Souveraine modifiée du 16 avril 1963 sur l’Organisation et le Fonctionnement du Tribunal Suprême ;
Vu l’Ordonnance de M. le Président du Tribunal Suprême en date du 3 septembre 1979 par laquelle le Président a ordonné le renvoi de la cause à la section administrative ;
Ouï M. Roland Drago, Membre du Tribunal Suprême en son rapport ;
Ouï Maître Jacques Sbarrato, avocat au Barreau de Monaco et Maître G.H. George, avocat au Conseil d’État français et à la Cour de Cassation, en leurs observations ;
Ouï M. Le Procureur Général en ses conclusions ;
Considérant que, s’il appartient au Maire seul, en vertu de l’article 39 – 2° de la loi n° 959 du 24 juillet 1974 , d’exercer des pouvoirs de police municipale concernant notamment « la réglementation de la circulation sur les places et voies affectées à l’usage public », des motifs d’urgence peuvent conduire certaines autorités publiques à prendre, à titre temporaire et dans l’attente d’une règlementation municipale, des mesures strictement adaptées à l’amélioration de la circulation et de l’usage des bâtiments publics ;
Considérant que ces mesures ont nécessairement un caractère règlementaire et doivent à ce titre, satisfaire à des conditions de forme, notamment par l’intervention d’un acte écrit et porté à la connaissance du public ;
Considérant qu’il résulte de l’instruction qu’aucune décision répondant à ces exigences n’a été prise par le Commissaire de Police Chef de la Police urbaine à Monaco ; que dans ces conditions, et sans qu’il soit nécessaire de rechercher si, dans les circonstances de l’affaire une décision de ce fonctionnaire aurait été justifiée par les motifs mentionnés ci-dessus, la décision prétendue du 31 Janvier 1979 est inexistante et il n’y a pas lieu, par suite, de se prononcer sur la légalité.
NOTE
I. – Par sa décision S. du 4 décembre 1979 le Tribunal Suprême a, à propos d’une simple décision d’interdiction de stationnement, pris position sur plusieurs problèmes importants, tels celui de la compétence en matière de réglementation de police et celui de l’inexistence des actes juridiques. A plusieurs égards, cette décision mérite donc un examen attentif. Pour en saisir la portée, il convient au préalable d’exposer les conditions dans lesquelles le problème – apparemment simple, mais en l’occurrence fort complexe – a été soumis à la Haute Juridiction.
II. – Une partie des services de la Sûreté publique ayant été transférée le 22 janvier 1979 dans les locaux annexes, rue Imberty, les services de police firent apposer des panneaux mobiles d’interdiction de stationnement sur une partie de cette rue.
Par lettre du 29 janvier, le sieur S., riverain de la rue, demanda au Commissaire de police, chef de la section urbaine, de bien vouloir lui faire connaître les dispositions sur lesquelles reposait cette interdiction de stationnement, dont il ne trouvait pas mention dans l’ arrêté municipal n° 73 du 20 juillet 1960 , modifié, portant codification des textes sur la circulation et sur le stationnement des véhicules. Le 3 février le sieur S. fit l’objet d’une contravention pour « stationnement interdit par disque » ; l’avis de contravention visait l’ « arrêté municipal n° 73 du 20 juillet 1960 ». Par lettre du 6 février l’intéressé, tout en renouvelant sa demande auprès du Commissaire de police, lui fit savoir qu’à son sens l’interdiction ne reposait sur aucune base légale et qu’il n’entendait donc pas s’y conformer. Le sieur S. fit l’objet, à partir du 3 février, de treize avis de contraventions, dont aucun ne fut cependant suivi de poursuite.
Le 6 février, le Commissaire de police fit connaître à l’intéressé, en réponse à sa demande, que :
le stationnement a été interdit… en raison de l’ouverture des locaux annexes de la Sûreté publique. Ces locaux étant fréquentés par un public important, cette interdiction de stationnement a été prise en matière de sécurité, par une mesure provisoire de police. Des démarches sont actuellement en cours, aux fins de l’élaboration d’un arrêté, par les autorités compétentes ».
Le sieur S. demanda alors au Tribunal Suprême l’annulation de la décision d’interdiction de stationnement par le Commissaire de police, décision dont la lettre de ce dernier venait de lui révéler l’existence sans cependant en indiquer la date. La requête faisait grief à cette décision, d’une part d’avoir été prise par une autorité ne détenant pas le pouvoir réglementaire en matière de police municipale, d’autre part de ne pouvoir s’analyser en une mesure temporaire justifiée par l’urgence et de revêtir en réalité un caractère général et permanent.
Dans sa contre-requête le Gouvernement Princier précisa que c’est le 31 janvier 1979 que le Directeur de la Sûreté publique avait « décidé à titre provisoire d’interdire le stationnement des véhicules » sur une partie de la rue Imberty ; et d’ajouter : « c’est la décision attaquée par M. S. ». A la contre-requête était en effet annexée une lettre adressée le 31 janvier par le Directeur de la Sûreté publique au Conseiller de Gouvernement pour l’Intérieur, dans laquelle le Directeur de la Sûreté faisait connaître au Gouvernement que :
par mesure de sécurité, compte tenu de la fréquentation de ces locaux par le public, il est apparu souhaitable d’interdire le stationnement des véhicules sur (une) partie de cette artère… Cette interdiction a été prise provisoirement par mesure de police, en matière de sécurité, mais il s’avère maintenant opportun de la concrétiser par un arrêté ».
Le Gouvernement soutenait que la mesure d’interdiction du stationnement ainsi prise par le Directeur de la Sûreté publique le 31 janvier 1979 était régulière, car il s’agissait, selon lui, d’une mesure purement provisoire, qui entrait à ce titre dans la compétence de ce fonctionnaire. Un arrêté du maire en date du 17 avril 1979 avait d’ailleurs entre temps mis fin à ce régime provisoire en interdisant à titre permanent le stationnement sur toute la longueur de la rue Imberty, du côté des numéros pairs.
III. – Le Directeur de la Sûreté publique et le Commissaire de police font certainement partie des personnels (ou services) de police ; ils assurent un commandement de ces personnels. Peuvent-ils pour autant être regardés comme des autorités de police, c’est-à-dire comme investis du pouvoir de prendre des décisions administratives, générales ou individuelles, tendant au maintien de l’ordre public (sur la distinction, V. Vedel, Droit administratif, 6e éd., 1976, p. 784 de Laubadère, Traité de droit administratif, 8e éd., 1980, parag. 1022) ? Telle était la question essentielle soumise au Tribunal Suprême.
a) Aux termes de l’ article de la loi n° 959 du 24 juillet 1974 sur l’organisation communale, « le maire… est chargé, sous la surveillance du Ministre d’État,… d’exercer, dans les conditions fixées par les lois et règlements, les pouvoirs de police municipale, notamment ceux concernant la règlementation… de la circulation sur les places et voies affectées à l’usage public ». Un pouvoir de substitution est prévu par ce même article au profit du Ministre d’État, après mise en demeure adressée au maire et restée sans résultat (art. 39 in fine), mais aucun pouvoir de police n’est prévu au profit des autorités de commandement des forces de police. Le Gouvernement Princier a certes fait état, au cours de la procédure écrite, de l’ ordonnance du 7 juin 1867 qui confère aux Commissaires de police « la surveillance de tout ce qui concerne la sûreté… et la libre circulation dans les rues et sur la voie publique », ainsi que de l’ article de l’ordonnance du 23 juin 1902 établissant une direction de la Sûreté publique, mais il est manifeste que ces textes ne sauraient fonder l’existence au profit des commandants de police d’un pouvoir de police, et moins encore d’un pouvoir réglementaire. Il est de principe au surplus que le pouvoir réglementaire n’appartient qu’à certaines autorités déterminées : ainsi en France le Ministre de l’Intérieur lui-même ne détient pas, en l’absence d’un texte le lui conférant, le pouvoir de prendre des mesures règlementaires de police ( de Laubadère op. cit., parag. 1023), ; encore moins ce pouvoir ne saurait-il appartenir à des membres des services de police, quel que soit leur rang dans la hiérarchie de ces services.
L’incompétence du Directeur de la Sûreté à l’effet d’édicter une mesure réglementaire d’interdiction de stationnement paraissait dès lors certaine.
Tout en invoquant cette incompétence, le requérant n’en admettait pas moins que le Directeur de la Sûreté publique aurait pu prendre, en raison de l’urgence, des mesures provisoires justifiées par des considérations touchant à la sécurité, mais il soutenait qu’en l’espèce il n’y avait eu aucune urgence, que la mesure d’interdiction n’était pas fondée sur des motifs de sécurité et que, sous le couvert d’une mesure provisoire, le Directeur de la Sûreté avait en réalité édicté une interdiction de caractère général et permanent que seul le maire était compétent pour édicter – et qu’il avait d’ailleurs édictée entre temps par son arrêté du 17 avril 1979. On comprend, dans ces conditions, que le Gouvernement Princier, ait fait porter tous ses efforts sur la démonstration du caractère provisoire et urgent de la mesure litigieuse et des motifs de police qui l’avaient inspirée : c’est sur ces points qu’a surtout porté le débat, bien davantage que sur le principe même de l’attribution au Directeur de la Sûreté ou au Commissaire de police d’un pouvoir réglementaire de police.
b) Le Tribunal Suprême a suivi les parties sur ce terrain. Après avoir rappelé qu’« il appartient au maire seul… d’exercer les pouvoirs de police municipale », notamment en matière de circulation, il a admis que :
des motifs d’urgence peuvent conduire certaines autorités publiques à prendre, à titre temporaire et dans l’attente d’une réglementation municipale, des mesures strictement adaptées à l’amélioration de la circulation et de l’usage des bâtiments publics ».
De telles mesures, précise le Tribunal, ont « nécessairement un caractère réglementaire ».
La solution est neuve, pour ne pas dire révolutionnaire. En droit français, le Président de la République, le Premier Ministre, le préfet et le maire sont les seuls titulaires du pouvoir de police, à l’exclusion, on l’a rappelé, du Ministre de l’Intérieur et de tout commandant des forces de police. Certes le droit français admet-il également qu’en certains cas un tel pouvoir peut légalement être exercé par une autorité autre que les titulaires ci-dessus énumérés du pouvoir de police, mais cette extension est limitée à l’hypothèse des « circonstances exceptionnelles », qui comporte modification des règles de compétence comme de toutes les autres règles relatives à la légalité des décisions administratives : jamais le Conseil d’État français n’a considéré qu’en temps normal des motifs de simple urgence peuvent conduire à reconnaître à « certaines autorités publiques » le pouvoir d’édicter des règlements de police dans l’attente d’une réglementation prise par l’autorité normalement investie du pouvoir réglementaire. A Monaco, désormais, « certaines autorités publiques » – non précisées – détiennent ce pouvoir, ce qui est d’autant plus remarquable que l’ article de la loi n° 959 n’autorise le Ministre d’État lui-même à se substituer au maire qu’après l’expiration du délai fixé dans la mise en demeure : le Commissaire de police possède donc à présent une compétence d’action immédiate que le Ministre d’État lui-même ne détient pas.
IV. – Le pouvoir réglementaire ainsi reconnu à « certaines autorités publiques » est toutefois subordonné à plusieurs conditions et limites, tant de fond que de forme.
a) Sur le fond, les mesures réglementaires que peuvent prendre les autorités publiques autres que les titulaires normaux du pouvoir de police ne sont légales qu’à la double condition d’être prises « à titre temporaire et dans l’attente d’une réglementation municipale » et d’être « strictement adaptées à l’amélioration de la circulation et de l’usage des bâtiments publics ». Cette double condition est soumise au contrôle du juge de l’excès de pouvoir : si le Tribunal Suprême n’a pas en l’espèce exercé ce contrôle, c’est, ainsi que l’arrêt le précise, parce qu’il a estimé n’avoir pas à se prononcer sur la légalité de la décision attaquée, qu’il a regardée comme « inexistante » ; sinon il aurait recherché « si, dans les circonstances de l’affaire, une décision de ce fonctionnaire aurait été justifiée par les motifs mentionnés ci-dessus ». Le contrôle du juge portera-t-il seulement sur le point de savoir si la mesure litigieuse a été prise en vue de « l’amélioration de la circulation et de l’usage des bâtiments publics », ou bien s’exercera-t-il aussi sur la nécessité de cette mesure ? Les termes employés par l’arrêt – « mesures strictement adaptées », « décision… justifiée par les motifs… ci-dessus » – inclinent à penser que le Tribunal Suprême entend exercer un contrôle étroit en ce domaine, allant jusqu’à celui de l’opportunité, et analogue à celui qu’exerce le juge français en matière de circonstances exceptionnelles.
On remarquera au passage que les mesures temporaires ainsi prises peuvent être justifiées non seulement par des motifs tenant à l’amélioration de la circulation mais aussi par des préoccupations relatives à « l’usage des bâtiments publics » : une « autorité publique » autre que le maire pourra ainsi interdire le stationnement devant un bâtiment public très fréquenté (voire le réserver aux agents travaillant dans ce bâtiment) en attendant un arrêté du maire ; tel était précisément le cas dans cette affaire.
b) Les mesures prises doivent également, précise l’arrêt, « satisfaire à des conditions de forme, notamment par l’intervention d’un acte écrit et porté à la connaissance du public ». Il y a là une double innovation.
D’une part, il est généralement admis qu’à moins de texte exigeant la forme écrite une décision administrative peut être simplement verbale. MM. Auby et Drago écrivent ainsi : « La jurisprudence admet l’existence d’actes administratifs verbaux et ne fait pas de la forme écrite une condition de la légalité (ou d’existence) de l’acte, à condition, bien entendu, qu’il puisse être établi que l’acte a été effectivement pris » (Traité de contentieux administratif, 2e éd., 1975, T. II, parag. 1097. – Dans le même sens de Laubadère, op. cit., parag. 507 Vedel op. cit., p. 190, avec la jurisprudence citée). Une décision de police peut donc être verbale ( Cons. d’État 9 juin 1931 , C. :
S. 1931, 3, 41
note Bonnard), même si elle est réglementaire (cf. Trib. adm. Bordeaux 17 octobre 1962, F. :
D. 1963, 575
, note Cathelineau). A ce principe qu’un règlement administratif ne revêt pas obligatoirement la forme écrite le Tribunal Suprême apporte une remarquable dérogation : le règlement de police temporaire pris par les autorités autres que le maire, en attendant l’intervention d’un arrêté municipal, n’est valable qu’à la condition de faire l’objet d’un acte écrit.
Le Tribunal Suprême exige, d’autre part, que la décision soit « portée à la connaissance du public ». La formule est assez large pour couvrir les modes de publicité autres que la publication stricto sensu, peu appropriée à des mesures d’urgence, par exemple l’affichage. Il était admis jusqu’ici qu’à moins qu’un texte ne fasse de la publicité d’un acte une condition de sa légalité l’absence de publicité est dépourvue d’incidence sur la légalité de la décision et a pour seul effet de rendre celle-ci inopposable aux intéressés (jurisprudence constante : par exemple Cons. d’État 27 janv 1950 , D. : Rec. Lebon 61. – 27 janv 1961, D. : Rec. Lebon 57 ; 31 déc. 1976, Association « Les amis de l’île de Groix » : Rec. Lebon 585. cf. Auby et Drago, op. cit. parag. 1098, Odent, Contentieux administratif, 1970-1971, p. 309). S’écartant de cette jurisprudence, le Tribunal Suprême fait dans ce cas particulier de la publicité une condition de validité de la mesure.
V. – On aurait pu s’attendre à ce que la sanction de ces conditions consiste dans l’annulation de la décision pour excès de pouvoir. S’il en est bien ainsi en ce qui concerne les conditions de fond, c’est à une tout autre solution que le Tribunal Suprême recourt pour ce qui est des conditions de forme : la décision qui ne remplit pas les conditions de forme requises – à savoir « l’intervention d’un acte écrit et porté à la connaissance du public » – est réputée inexistante et le Tribunal Suprême refuse dès lors de se prononcer sur sa légalité. L’arrêt relève en effet que dans le cas de l’espèce « aucune décision répondant à ces exigences n’a été prise par le Commissaire de police » et en conclut que dans ces « conditions… la décision prétendue du 31 janvier 1979 est inexistante et qu’il n’y a pas lieu, par suite, de se prononcer sur la légalité ».
a) Si la théorie de l’inexistence des actes administratifs a maintes fois retenu l’attention de la doctrine (V. notamment Weil, une résurrection : la théorie de l’inexistence en droit administratif : D. 1958, chr. 49 Wodié, L’inexistence des actes juridiques unilatéraux en droit administratif français : Act. jur. D.A. 1969, 76), c’est très exceptionnellement que le Conseil d’État français a eu recours à ce concept si controversé (V. Cons. d’État 31 mai 1957 , R. G. : Rec. Lebon 355, concl. Gazier. – Long, Weil et Braibant, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 7e éd., 1978, p. 476). Sans entrer dans le détail de la question – l’une des « plus délicates et des plus incertaines du contentieux administratif » (Vedel, op. cit., p. 561) – on se bornera à rappeler que les traits essentiels de cette théorie peuvent se résumer de la manière suivante (cf. Auby et Drago, op. cit. parag. 1237-1241. – de Laubadère, op. cit. parag. 435. – Odent, op. cit., p. 747 s.) : – une distinction fondamentale doit être faite entre l’inexistence matérielle et l’inexistence juridique. On considère en général que l’inexistence matérielle ne soulève aucune difficulté particulière : lorsque l’acte attaqué n’existe « que dans l’imagination du requérant » (Odent) le recours est considéré comme sans objet et donc comme irrecevable. Le seul problème est alors celui de la preuve : l’acte invoqué existe-t-il vraiment ou n’existe-t-il pas ? On cite à cet égard des exemples tirés de la jurisprudence : décision qui n’a jamais été signée et en est restée au stade de projet, délibération de conseil municipal qui n’a jamais été prise ou qui n’était qu’un vœu ou un projet, etc. Seule fait vraiment problème, estime-t-on, l’inexistence juridique, autrement dit la question de savoir si un acte administratif peut dans certains cas être considéré comme entaché d’un vice tellement grave que l’on ne doit pas se contenter de le regarder comme nul pour excès de pouvoir mais qu’il faut le tenir pour « nul et non avenu », c’est-à-dire pour juridiquement inexistant. Il est certain que la jurisprudence administrative française admet aujourd’hui l’inexistence juridique : certains actes, entachés de vices particulièrement graves, sont qualifiés par le Conseil d’État d’« inexistants », de « nuls et non avenus », de « nuls et de nul effet » ; ce sont ces mêmes actes qui, étant « manifestement insusceptibles de se rattacher à un pouvoir appartenant à l’administration », sont générateurs, lorsqu’ils sont exécutés, d’une voie de fait, dont la réparation incombe aux tribunaux judiciaires.
– La jurisprudence du XIX siècle qui rejetait comme irrecevable le recours en annulation dirigé contre un acte juridiquement inexistant est aujourd’hui abandonnée : Le recours en annulation est toujours recevable. il est traité comme un recours pour excès de pouvoir ordinaire, mais le juge administratif, au lieu de décider que « l’acte est annulé », déclare celui-ci « nul et non avenu ».
– le juge administratif n’a cependant pas une compétence exclusive en ce domaine : le juge judiciaire peut également constater l’inexistence juridique d’une décision administrative.
– L’acte juridiquement inexistant ne peut faire naître aucun droit : il peut être attaqué devant le juge administratif sans aucune condition de délai, son retrait est possible à tout moment.
– L’intérêt de la notion d’inexistence juridique ne se situe donc plus aujourd’hui sur le plan de la recevabilité du recours pour excès de pouvoir, mais sur celui, d’une part, de la compétence contentieuse pour constater l’inexistence, d’autre part, des règles de délai relatives au recours et au retrait.
– Quant aux vices susceptibles de rendre un acte inexistant, ils peuvent tenir, selon la jurisprudence actuelle, soit à l’auteur de l’acte, soit à l’objet de l’acte : les vices entachent d’autres éléments de l’acte, et notamment les vices de forme ou de procédure, ne peuvent jamais conduire à une déclaration d’inexistence mais seulement à une annulation pour excès de pouvoir (Wodié, op. cit. p. 79).
b) L’interprétation de la décision S. dans la perspective de ces données, aujourd’hui bien établies, du droit administratif français, n’est pas aisée.
Doit-on voir dans cette décision une application de la notion d’inexistence matérielle ? Le refus du Tribunal Suprême de se prononcer sur la légalité de ce qu’il qualifie de « prétendue décision » donnerait à le penser. Il paraît toutefois difficilement concevable que le Tribunal Suprême ait pu regarder comme matériellement inexistante, autrement dit comme purement imaginaire, une décision dont l’existence, l’auteur, la date et le contenu étaient parfaitement établis et non contestés par l’administration elle-même. Faire de la forme écrite et de la publicité des éléments de l’existence matérielle de l’acte constituerait une innovation audacieuse, qui rapprocherait considérablement l’inexistence matérielle de l’inexistence juridique et mettrait donc en cause une distinction qui n’a pas peu contribué à clarifier la matière.
Faut-il alors voir dans l’arrêt S. une application de la théorie de l’inexistence juridique, ce qui signifierait que le Tribunal Suprême aurait considéré les « conditions de forme » que sont l’intervention d’un acte écrit et sa publicité comme suffisamment importantes pour que leur méconnaissance rende l’acte juridiquement nul et non avenu ? L’innovation, en ce cas, serait double. D’abord, parce que, comme on l’a indiqué, les vices de forme et de procédure ne sont pas considérés en droit français comme assez graves pour entraîner plus que l’annulation de l’acte et que, au surplus, l’absence de publicité n’est même pas considérée comme un vice de forme. Ensuite, parce que, en décidant qu’il n’y a pas lieu de statuer sur la requête, le Tribunal Suprême serait en réalité revenu à la solution ancienne, à présent abandonnée par le Conseil d’État français, de l’irrecevabilité du recours contre les actes inexistants.
Inexistence matérielle ou inexistence juridique : dans les deux cas, on le constate, la décision du Tribunal Suprême ne peut s’expliquer dans le cadre des solutions du droit français. Ni la forme écrite d’un acte administratif ni sa publicité ne constituent en droit français, on l’a rappelé (supra, parag. IV), des conditions de légalité : a fortiori ne sauraient-elles constituer des conditions d’existence, qu’elle soit juridique ou matérielle, de l’acte administratif. Cela est certain pour la forme écrite, qui, MM. Auby et Drago l’indiquent à juste titre, n’est pas « une condition de légalité (ou d’existence) de l’acte, à condition, bien entendu, qu’il puisse être établi que l’acte a été effectivement pris » (op. cit., parag. 1091) : aussi la jurisprudence française admet-elle « la recevabilité du recours pour excès de pouvoir contre les décisions verbales, pourvu que leur existence et leur contenu soient établis » (Auby et Drago, op. cit., parag. 1017 Dans le même sens Vedel, op. cit., p. 558 – de Laubadère, op. cit., parag. 898. Cela est non moins vrai de la publicité : le Conseil d’État français décide expressément que « l’existence d’un acte législatif ou administratif n’est pas conditionnée par sa publication » ( Cons. d’État 27 janv. 1961 , D. : Rec. Lebon 57). Aussi bien jamais le Conseil d’État français n’a-t-il déclaré une décision administrative matériellement ou juridiquement inexistante au motif qu’elle n’aurait pas revêtu le caractère d’un « acte écrit et porté à la connaissance du public ».
La conception que se fait de l’inexistence le Tribunal Suprême de Monaco n’a en définitive plus rien de commun avec cette théorie telle qu’elle se présente aujourd’hui en droit administratif français, si ce n’est le nom et le fait que le moyen tiré de l’inexistence revêt un caractère d’ordre public et doit, par suite, être soulevé d’office par le juge ( Cons. d’État 5 mai 1971 , Préfet de Paris et Ministre de l’Intérieur : Rec. Lebon 329, Act. Jur. D.A. 1972, 301, note V.S. – cf. Long, Weil et Braibant, op. cit., p. 480), ainsi que cela a été le cas en l’espèce.
VI. – Les titulaires du pouvoir de police, la théorie de l’urgence, la forme des actes administratifs, leur publicité, la théorie de l’inexistence : autant de domaines, on vient de le constater, dans lesquels la décision du Tribunal Suprême du 4 décembre 1979 a pris des positions d’une grande originalité par rapport à celles du droit français. Si les catégories utilisées sont bien celles du droit français, les solutions sont, quant à elles, sensiblement différentes. Ce n’est certes pas la première fois que le Tribunal Suprême se démarque du Conseil d’État français : des observations analogues ont pu être faites à propos du contentieux des autorisations de construire, du régime des dérogations d’urbanisme et du contrôle juridictionnel des expulsions d’étrangers (V. les notes Weil sur les décisions du Tribunal Suprême des 3 février 1972, Bergeret, 3 mars 1971 et 31 janvier 1975, Weil et 28 juin 1977, Dame Ten Hoopen, épouse Manus). Si l’autonomie du droit administratif monégasque, qui s’affirme ainsi toujours davantage, s’explique en général par la spécificité du contexte monégasque, les considérations qui ont inspiré le Tribunal Suprême dans le cas présent demeurent toutefois plus difficiles à déterminer. Aussi convient-il d’attendre l’évolution de la jurisprudence pour mieux comprendre la raison d’être et la portée exactes des innovations que comporte la décision S..P. Weil,Professeur à l’Université de Droitd’Économie et de Sciences Sociales de Paris
Décide :
Article 1er : Il n’y a pas lieu de statuer sur la requête ;
Article 2 : Les dépens sont mis à la charge de l’État ;
Article 3 : Expédition de la présente décision sera transmise au Ministre d’État.