Décisions

06/03/1985

Décision M. et Mme S. c/ le Ministre d’État

Tribunal Suprême

Monaco

06 mars 1985

Époux S.

Abstract

Compétence
Contentieux constitutionnel – Caractère limitatif – Recours en indemnité – Moyens tirés d’une atteinte aux libertés et droits constitutionnels visant un acte administratif ou une ordonnance souveraine – Incompétence du Tribunal Suprême.
Contentieux administratif – Recours en indemnité – Acte administratif ou ordonnance souveraine faisant l’objet d’un recours pour excès de pouvoir – Moyens tirés d’une atteinte aux libertés et droits constitutionnels – Octroi d’une indemnité comme conséquence de l’annulation – Compétence du Tribunal Suprême.
Le Tribunal Suprême

Réuni en Assemblée Plénière et statuant en matière constitutionnelle,

Vu la requête en date du 3 août 1984 présentée par les époux R. S. en tendant à ce qu’il plaise au Tribunal Suprême :

– Annuler la décision du Ministre d’État en date du 4 juin en tant qu’elle porte, d’une part, qu’aucune faute engageant la responsabilité de la puissance publique ne peut être imputée à l’État du fait de la suppression de l’office notarial de Me R. S. et de la démission de celui-ci, d’autre part, que l’indemnisation consécutive à la suppression de l’étude doit être appréciée à la date de cette suppression, enfin en ce qu’elle écarte toute réparation du préjudice tenant au retard fautif avec lequel l’État a admis le principe de cette indemnisation ;

– Condamner l’État monégasque au versement de l’indemnité de 53 000 000 de francs sollicitée avec les intérêts de droit à compter du 8 février 1984 en réparation du dommage causé ;

Ce faire,

Attendu que, d’une part, pour être conforme aux termes de l’article 24 de la Constitution qui exige une « juste indemnité » pour la privation de la propriété d’un bien pour cause d’utilité publique, l’indemnisation des demandeurs doit prendre en compte la dépréciation monétaire et qu’elle doit s’apprécier au jour de la décision qui la fixe faute de quoi il en résulterait au profit des titulaires des offices notariaux maintenus une rupture d’égalité devant les charges publiques méconnaissant l’article 17 de la Constitution ;

Attendu que, d’autre part, cette indemnisation doit comprendre la réparation des fautes reprochées à l’Administration : le retard apporté à la fixation de l’indemnité afférente à la suppression de l’office notarial qui devait intervenir d’office même en l’absence de requête des demandeurs ; le détournement de pouvoir ou en tout cas l’illégalité de la suppression de l’office de Me S. qui n’est fondée sur aucun motif d’intérêt général ou d’utilité publique ; enfin, la violation de l’article 20 de la Constitution posant le principe de légalité de la peine et de l’article 19 alinéa 1 de la norme Suprême garantissant les droits de la défense et le respect des procédures qui résulte de la contrainte à la démission imposée à Me S., véritable peine infligée sans jugement préalable et sans discussion contradictoire des griefs pouvant être formulés à son encontre alors qu’en outre une ordonnance de non-lieu est intervenue en sa faveur le 9 mars 1983 sur les poursuites pénales engagées contre lui ;

Attendu que l’indemnité demandée comporte 15 millions de francs au titre de la valeur de l’office supprimé réévaluée en fonction de l’évolution des recettes notariales depuis la date de sa suppression, 37 millions de francs au titre de la perte des revenus qu’aurait produit la charge depuis cette date et un million de francs au titre du préjudice moral.

Vu la contre-requête présentée par le Ministre d’État le 2 octobre 1984 tenant d’abord au rejet de la requête pour incompétence à raison du caractère définitif de l’ordonnance Princière du 14 mars 1970 qui a donné acte de la démission de Me S. et supprimé son office, l’article 90 B de la Constitution n’attribuant compétence au Tribunal Suprême en matière d’indemnisation qu’après qu’il a prononcé l’annulation de la décision administrative ayant causé le préjudice allégué ; puis concluant subsidiairement au mal fondé de la requête, motif pris ;

Que la condamnation de l’État est exclue pour une indemnisation qui incombe aux notaires de la résidence ;

Que la valeur patrimoniale de l’étude doit être estimé à la date de la démission pure et simple de Me S., date de la sortie du bien de son patrimoine ; que les demandeurs qui n’ont différé leur requête que pour des considérations d’ordre purement personnel ne peuvent imputer à l’Administration la tardiveté de la décision ;

Que la suppression de l’office relevant du pouvoir discrétionnaire de S.A.S. le Prince, il incombe aux demandeurs d’apporter la preuve d’une erreur matérielle dans l’appréciation de l’intérêt public ou d’un détournement de pouvoir qui ne saurait résulter de simples affirmations ;

Qu’au regard du comportement professionnel et des manquements à la discipline de Me S., tels qu’ils sont établis par les documents produits, l’acceptation de sa démission se révèle, non comme une sanction déguisée, mais comme une faveur destinée à lui épargner les poursuites disciplinaires encourues à l’égard desquelles l’ordonnance de non-lieu intervenue en sa faveur sur des poursuites pénales est dépourvue de toute autorité ;

Vu le mémoire en réplique des requérants s’opposant d’abord à l’exception d’incompétence soulevée par la contre-requête au motif que ne relève pas de l’article 90 B de la Constitution leurs recours en indemnité qui, fondé sur des atteintes aux libertés et droits consacrés par le titre III de la Constitution, est celui que l’article 90 A attribue à la compétence du Tribunal Suprême statuant en matière constitutionnelle ; puis persistant dans les conclusions de leur requête par les mêmes moyens et, en outre, par les motifs ;

Que la fixation de l’indemnité afférente à la suppression de l’office notarial doit intervenir d’office sauf à rompre en faveur des notaires bénéficiaires de la suppression l’égalité des citoyens devant les charges publiques ; qu’il résulte de la pratique que l’indemnité dont l’Administration accepte de faire l’avance doit être réévaluée pour tenir compte de la dépréciation monétaire lorsqu’elle n’est pas payée lors de la suppression ;

Qu’une preuve de la contrainte imposée à M. R. S. pour le déterminer à présenter sa démission se dégage de « la litanie d’autocritiques qui émaillent » le procès-verbal de son audition par le Procureur Général alors qu’en outre l’ordonnance de non-lieu rendue en sa faveur anéantit les griefs formulés contre lui ;

Qu’en ce qui concerne la suppression de l’étude, la contre-requête ne conteste pas l’importance de ses produits et que son allégation de frais généraux élevés est inexacte ;

Vu le mémoire en duplique du Ministre d’État en date du 5 décembre 1984, persistant dans ses conclusions d’incompétence au motif que la compétence attribuée au Tribunal Suprême en matière constitutionnelle par l’article 90 A est exclue par ce texte lorsqu’il s’agit de recours visés par l’article 90 B, ce qui est le cas de la requête en indemnisation des époux S. qui est fondée sur leur contestation de l’ Ordonnance Souveraine du 14 mars 1970 acceptant la démission de Me S. et supprimant son office, décision qu’il appartenait aux requérants d’attaquer dans les délais légaux ; puis persistant au fond dans les conclusions de sa contre-requête par les mêmes moyens et, en outre, par les motifs ;

Que la légalité de la suppression de l’étude de Me S. ne peut être contestée, qu’aucune preuve n’est rapportée des pressions exercées sur lui pour le contraindre à une démission qu’expliquent de ses fautes disciplinaires sur la réalité desquelles l’ordonnance de non-lieu rendue à son profit est dépourvue d’effet.

Que la demande d’actualisation de l’indemnité de suppression de l’office n’est pas fondée et que même les intérêts moratoires ne peuvent courir qu’à compter de la date de la demande ;

Vu la décision du Ministre d’État du 4 juin 1984,

Vu l’ Ordonnance Souveraine n° 4422 du 14 mars 1970 acceptant la démission de Me R. S. et supprimant son office notarial ;

Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Vu l’ Ordonnance Constitutionnelle du 19 décembre 1962 , notamment ses articles 17, 19, 20 et 24, 90 A et B ;

Vu Ordonnance Souveraine n° 2984 du 16 avril 1963 modifiée sur l’organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême ;

Vu l’ Ordonnance du 25 janvier 1985 par laquelle le Président du Tribunal Suprême a ordonné le renvoi de la cause devant l’Assemblée Plénière du Tribunal Suprême ;

Ouï M. Félix Boucly, membre du Tribunal en son rapport ;

Ouï Mes Ch. Courrège, A. Lyon-Caen et G.H. George ;

Ouï Mme le Procureur Général en ses conclusions.

Considérant que, d’une part, si l’article 90 A de la Constitution attribue compétence au Tribunal Suprême statuant en matière constitutionnelle pour statuer sur les recours en indemnité ayant pour objet une atteinte aux libertés et droits consacrés par le titre III de la Constitution, c’est à la condition qu’il ne s’agisse pas de recours visés au paragraphe B de cet article et que, d’autre part, ce paragraphe B, énumérer les recours relevant de la compétence du Tribunal Suprême en matière administrative, vise en son 1°) « les recours pour excès de pouvoir formés contre les décisions des diverses autorités administratives et les ordonnances souveraines prises pour l’exécution des lois, ainsi que l’octroi des indemnités qui en résultent » ;

Considérant que le recours en indemnité des époux S. tend à obtenir de l’État monégasque la réparation du dommage résultant de l’ ordonnance du 14 mars 1970 acceptant la démission de Me S. et supprimant son office notarial ; que, pour revendiquer la compétence de l’article 90 A de la Constitution, les requérants soutiennent que ces mesures ont, dans les conditions où elles sont intervenues, porté atteinte aux articles 17, 19, 20 et 24 de la Constitution ;

Considérant que l’acceptation de cette démission et la suppression de l’office font l’objet de l’Ordonnance Souveraine susvisée et qu’il s’en suit que, même si celle-ci n’a fait l’objet d’aucun recours dans les délais légaux, l’octroi de l’indemnisation demandée relève de la compétence prévue par l’article 90 B de la Constitution ; que le Tribunal Suprême statuant en matière constitutionnelle est incompétent pour en connaître ;

NOTE

1. – Bien que l’arrêt rendu le 6 mars 1985 par le Tribunal Suprême sur la requête des époux S. reprenne des solutions déjà retenues par des décisions antérieures, il n’en mérite pas moins attention.

Il apporte en effet, d’utiles indications en ce qui concerne les pouvoirs du juge au regard des conclusions des parties, le Haut Tribunal s’étant tout à la fois, en l’occurrence, considéré lié par ces conclusions du chef de la qualité en laquelle il devait statuer (juge de la constitutionnalité ou juge de la légalité, infra §, 7 à 11), alors qu’il semble avoir ignoré la décision dont l’annulation était expressément demandée, au point de n’en faire aucune mention dans les motifs de son arrêt (infra § 11 et s.).

– Brièvement résumées, les circonstances de la cause étaient les suivantes :

Par ordonnance souveraine du 9 juin 1961 , M. R. S. a été nommé notaire à la résidence de Monaco et une des deux études nouvellement créées lui fut attribuée. Par la suite, les constatations effectuées, au début de l’année 1970, par la commission de contrôle des études notariales de la Principauté, ainsi que les procès-verbaux de vérification et d’audition dressés par le procureur général ayant révélé que Me S. avait enfreint à de nombreuses reprises les dispositions de l’ordonnance sur le notariat du 15 mai 1983 modifiée, conduisirent l’intéressé à présenter sa démission pure et simple de ses fonctions notariales ; celle-ci fut acceptée et son étude supprimée par ordonnance souveraine du 14 mars 1970 , devenue définitive.

Plusieurs informations judiciaires furent ouvertes à son encontre à la suite du dépôt de plaintes pour faux en écritures publiques ou authentiques commis par un officier public agissant dans l’exercice de ses fonctions et usage desdits faux, pour abus de confiance et escroquerie. Toutefois, la vente d’un immeuble appartenant à une société dont M1 S. avait, en fait, la maîtrise ayant permis de désintéresser les créanciers et les plaignants, une ordonnance de non-lieu intervint le 9 mars 1983.

Se prévalant de cette décision, M. et Mme S. présentèrent le 8 février 1984, au Ministre d’État, une requête tendant à l’allocation d’une indemnité de 53 000 000 francs en réparation du préjudice qu’ils soutenaient leur avoir été causé par « la démission forcée de M. S. au mois de mars 1970 de ses fonctions notariales et la suppression de l’office notarial dont il était titulaire ». Dans sa réponse du 4 juin 1984, le Ministre d’État observa qu’aucune faute ne pouvait être imputée à l’État du fait de l’acceptation de la démission et de la suppression de l’office notarial consécutive à cette démission ; – que le principe même de l’indemnisation afférente au droit de présentation d’un successeur n’a été à aucun moment mis en cause par l’Administration ; – enfin, qu’au vu de la demande d’indemnité présentée pour la première fois depuis le 14 mars 1970, il sera procédé par voie d’analogie, de la même manière que pour un autre notaire démissionnaire dont l’office avait également été supprimé en 1970, le montant de l’indemnité devant être fixé à la date de la suppression de l’étude S. et non à celle de la demande d’indemnité.

C’est cette décision que les époux S. ont déféré à la censure du Tribunal Suprême, en demandant expressément son annulation, dans la mesure, selon les requérants, où « elle méconnaît l’exigence constitutionnelle de l’indemnisation équitable » posée par l’article 24 de la Constitution, ainsi que l’octroi d’une indemnité de 53 000 000 francs.

– A l’appui de leur demande, les requérants, se fondant sur le principe constitutionnel selon lequel la propriété est inviolable et que nul ne peut en être privé que pour cause d’utilité publique et moyennant une juste indemnité (Cons. art. 24), faisaient valoir notamment, en invoquant l’arrêt La Ropit (Req. 5 mars 1928 : D.P. 1928, 1, 81, note Savatier), qu’une indemnisation équitable impliquait qu’elle fut évaluée au jour du jugement. Ils aboutissaient à la même conclusion en estimant que, par son refus de procéder à une telle évaluation tenant compte de la dépréciation monétaire, la décision attaquée méconnaissait le principe d’égalité devant les charges publiques et donc, l’article 17 de la Constitution aux termes duquel : « Les Monégasques sont égaux devant la loi. Il n’y a pas entre eux de privilège ».

En second lieu, M. et Mme S., invoquant les mêmes bases constitutionnelles, soutenaient que l’Administration avait l’obligation de procéder d’office et dans un délai raisonnable à l’indemnisation de l’office notarial supprimé et que faute de l’avoir fait, elle avait commis une faute engageant sa responsabilité, ce qui impliquait que l’indemnité due comprenne les revenus dont les requérants avaient été privés.

Enfin, la requête contestait que la suppression de l’étude S. ait été nécessitée par l’intérêt public et avançait que cette suppression, non prévue par l’ ordonnance du 15 mai 1883 modifiée, constituait ainsi que la démission forcée qui aurait été imposée Me S., une sanction déguisée, contrevenant au principe de légalité des délits et des peines posé par les articles 19 et 20 de la Constitution.

– Dans sa défense, le Gouvernement Princier souleva essentiellement l’irrecevabilité de la requête comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître : d’une part, la décision du 4 juin 1984 dont l’annulation était demandée, étant d’ordre exclusivement pécuniaire, ne ressortait pas du contentieux de l’excès de pouvoir mais de celui du plein contentieux (cf. Auby et Drago, Traité de contentieux administratif, t. II, 1975, n° 1286 et s.) et n’entrait donc pas dans le champ d’application de l’article 90 B 1° de la Constitution ; d’autre part, l’ ordonnance souveraine du 14 mars 1970 , faisant grief aux requérants, étant devenue définitive, sa légalité ne pouvait être contestée que sur renvoi de l’autorité judiciaire (Trib. Sup. 26 fév. 1968, delle Settimo).

La réplique objecta :

que les requérants ont très expressément présenté leur recours comme un de ceux visés à l’article 90 A de la Constitution : dès le début de la discussion,ils ont fait valoir que la suppression de l’office sans indemnité suffisante constituait une atteinte à la propriété, au mépris de l’article 24 de la Constitution. Ils se sont dès l’abord réclamés de la jurisprudence issue des arrêts sieurs Onassis et autres, rendus le 6 mars 1967 par le Tribunal Suprême statuant en matière constitutionnelle et par lesquels cette Haute Juridiction s’est reconnue compétente pour apprécier la consistance des compensations consécutives à la privation du droit de propriété ».

La réplique concluait ainsi :

Le litige ne porte donc que sur la consistance de l’indemnité consécutive à la privation du droit de propriété : c’est précisément un contentieux qui ressortit à la compétence du Tribunal Suprême (sieurs Onassis et autres, précités) ».

Dans sa duplique, le Gouvernement Princier n’eut aucune peine à démontrer qu’une telle argumentation méconnaissait fondamentalement les dispositions de l’article 90 A et B de la Constitution, et, qu’en invoquant les arrêts sieurs Onassis et autres du 6 mars 1967, elle affectait d’ignorer que le Tribunal Suprême était alors saisi de la constitutionnalité de la loi n° 807 du 23 juin 1965 tendant à assurer à l’État une participation à la Société des Bains de Mer et du Cercle des Étrangers à Monaco, tandis qu’en la cause, seule la constitutionnalité de décisions administratives et non d’un texte législatif était alléguée.

– C’est effectivement un arrêt d’incompétence qu’a rendu le Haut Tribunal.

Après avoir rappelé qu’il n’avait compétence pour statuer sur les recours en indemnité ayant pour objet une atteinte aux libertés et droits consacrés par le titre III de la Constitution, qu’à la condition que ces recours ne soient pas de ceux visés au paragraphe B de l’article 90 susvisé, le Tribunal Suprême a relevé que le recours des époux S. tendait à la réparation du dommage résultant de l’ ordonnance souveraine du 14 mars 1970 acceptant la démission de Me S. et supprimant son office notarial. Il en a déduit que, même si cette ordonnance n’avait fait l’objet d’aucun recours dans les délais légaux, l’octroi de l’indemnisation demandée relevait de la compétence prévue à l’article 90 B de la Constitution et que par suite, il était incompétent pour en connaître en matière constitutionnelle.

– La solution ainsi retenue est parfaitement orthodoxe et s’inscrit dans la ligne d’une jurisprudence bien établie à laquelle il suffit de se référer (cf. Trib. Sup. 27 nov. 1963, synd. des jeux, cadres et assimilés de la Sté des Bains des Mer et du Cercle des Etrangers à Monaco, note G.H. George. – 5 mai 1964, sieur Deschamp et autres. – 6 mai 1964, sieur Jama et autres, note J. Leschemelle et note P. Weil. – 28 fév. 1968, Delle Settimo, note G.H. George. – 20 juin 1979, Ass. synd. autonome des fonctionnaires, note P. Weil). Contrairement à ce qu’impliquait le recours des époux S., sur la foi, il est vrai, de l’avis d’un éminent spécialiste de droit constitutionnel, la seule violation, réelle ou alléguée, des dispositions du titre III de la Constitution ne suffit pas à rendre recevable un recours en indemnité devant le Tribunal Suprême statuant en matière constitutionnelle. Encore faut-il que ce recours soit dirigé contre une décision ou, très éventuellement, un fait de nature non administrative.

– L’arrêt du 6 mars 1985 présente, en revanche, un intérêt particulier en tant qu’il illustre l’attitude du Tribunal Suprême face aux conclusions dont il est saisi et auxquelles il a reconnu en l’espèce une portée contraignante, dans un cas déterminante, et dans l’autre, nulle. Cette dualité de position s’explique par la latitude dont dispose le juge dans l’exercice de son office.

– L’immutabilité du litige est un des principes directeurs les plus anciens et les plus constants de l’action en justice. Il est exprimé par l’article 4 du nouveau code de procédure civile français selon lequel l’objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties telles qu’elles résultent de l’acte introductif d’instance et des conclusions en défense, l’article 5 du même code stipulant que le juge doit se prononcer sur tout ce qui est demandé et seulement sur ce qui est demandé.

Pour sa part, le Code de procédure civile monégasque prévoit que l’assignation en justice doit contenir, à peine de nullité, notamment l’objet de la demande et l’exposé des moyens (art. 156), de même que la possibilité d’obtenir la rétractation des jugements ou arrêts passés en force de chose jugée, en particulier s’il a été prononcé sur chose non demandée, s’il a été adjugé plus qu’il n’a été demandé ou s’il a été omis de prononcer sur l’un des chefs de demande (art. 428). Quant à l’ article de l’ordonnance souveraine n° 2984 du 16 avril 1963 , sur l’organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême, il précise que le recours est introduit par une requête contenant l’exposé des faits, les moyens et les conclusions du requérant.

Ainsi se trouve délimité pour les parties et pour le juge le cadre de l’instance, et si il est possible que ce cadre soit modifié au cours de celle-ci par les parties, notamment du fait de demandes incidentes, additionnelles ou reconventionnelles, ou par des appels en garantie et par l’intervention de tiers (Auby et Drago, Traité de contentieux administratif, t.I, 1975, n° 721 et s.), ces modifications sont néanmoins soumises à des prescriptions très strictes.

Quant au juge, s’il est attribué le droit de rectifier la qualification que les parties donnent à l’objet de leurs prétentions, il ne le fait en principe que de manière ponctuelle, à peine de méconnaître son office et de commettre un excès de pouvoir.

Il est difficile, en raison de la diversité des solutions d’espèce qui ont été retenues, de dégager une doctrine d’ensemble de la jurisprudence du Conseil d’État français intervenue en la matière ( Cons. d’État 29 nov. 1933 , Abbé Roussel : D.P. 1934, 3, 7, concl. Rivet. – 1er mars 1968, Synd. gén. des fabricants de semoules de France :

A.J.D.A. 1968, p. 235

, concl. Questiaux. – cf. Auby et Drago, op. cit., n° 273), mais rien n’interdit de se référer aux enseignements qui résultent de la jurisprudence de la Cour de cassation. Ces enseignements sont au nombre de trois (cf. J. Normand : Rev. trim. dr. civ., 1983, p. 181 et s.), et peuvent sans aucun doute, inspirer le juge administratif.
En premier lieu, la Cour suprême estime que le pouvoir du juge de rectifier les conclusions dont il est saisi ne saurait se manifester lorsque aucune ambiguïté ne ressort ni de la formulation des prétentions, ni du contexte dans lequel elles sont exprimées (Cass. civ. II, 20 juill. 1981 : Gaz. Pal. 1982, I, Pan. jur. 79).

En second lieu, des conclusions ambiguës permettent au juge de dégager la volonté réelle des parties, mais non de rectifier par ce biais les erreurs de fond ou les omissions qu’elles auraient commises dans l’appréciation de leurs droits (Cass. civ. II, 2 déc. 1981 : Gaz. Pal. 1982, I, Pan. jur. 156).

Enfin, l’erreur ou l’ambiguïté qui autorise la requalification peut ne ressortir que du contexte dans lequel les conclusions ont été déposées et non de leur lettre même (Cass. civ. II, 28 janv. 1982 : Bull. civ. II, n° 14).

10. – En l’occurrence et au motif que les requérants ont « revendiqué » la compétence de l’article 90 A de la Constitution, le Tribunal Suprême s’est considéré comme tenu de statuer en matière constitutionnelle et, partant, d’examiner sa compétence par référence aux dispositions de cet article. Par l’arrêt précité, Dlle Settimo du 28 février 1968, le Haut Tribunal avait déjà adopté la même position. De prime abord, celle-ci peut étonner.

Il est en effet de droit, que la juridiction saisie est seule juge de sa compétence et que celle-ci est, sauf exception, d’ordre public. Il s’ensuivrait que la qualification – constitutionnelle ou administrative – donnée par un plaideur à son action ne devrait pas lier le Haut Tribunal, auquel il appartiendrait de restituer au litige sa véritable nature.

En l’espèce, il aurait été dès lors concevable que, constatant que la décision attaquée du 4 juin 1984 émanait d’une autorité administrative et qu’en réalité, c’était l’ ordonnance souveraine du 14 mars 1970 qui fondait la demande d’indemnité des époux S., le Tribunal Suprême eut estimé pouvoir statuer sur le recours en matière administrative, en dépit des conclusions contraires des requérants.

Cette solution s’expliquerait d’autant mieux du point de vue organique, que l’article 91 de la Constitution donne compétence à l’Assemblée plénière du Tribunal Suprême pour siéger et délibérer aussi bien en matière constitutionnelle, qu’en matière administrative.

Enfin, cette Haute Juridiction s’est déjà reconnue le pouvoir de modifier les conclusions des parties, non seulement pour rectifier une erreur de rédaction, mais également pour placer l’instance dans un « cadre » différent de celui choisi par celles-ci (Cf. P. Weil, note sur Trib. Sup. 20 juin 1979, Ass. synd. autonome des fonctionnaires, précité).

– Il reste cependant que les conclusions des époux S. se prêtaient difficilement à une telle rectification d’office.

Dans leur dernier état résultant des développements de la réplique (cf. supra § 5), ces conclusions étaient en effet, dépourvues de toute ambiguïté quant à la volonté formelle des requérants de voir le Haut Tribunal statuer sur leur recours en tant que juge de la constitutionnalité et non de la légalité de la décision qui leur faisait grief. Ils lui ont par là même imposé le cadre juridictionnel dans lequel ils situaient le débat (cf. par analogie : Cons. d’État 29 nov. 1967 , Chambre syndicale des cochers et chauffeurs de voiture de place, Lebon, tables 1965-1974, p. 555, n° 844 : le juge des référés est incompétent pour statuer sur une demande de sursis à exécution et ne peut transmettre la demande au tribunal administratif à qui il n’appartient pas non plus de se substituer d’office à ce juge).

On observera que, contrairement aux époux S., la grande majorité des requérants laisse au Tribunal Suprême le soin de définir la nature du litige dont ils le saisissent et, par voie de conséquence, de décider en quelle matière, constitutionnelle ou administrative, il doit se prononcer. Toutefois, et au vu des éléments de la cause (cf. supra § 2 à 6), il est vraisemblable que dans l’une comme dans l’autre de ces matières, la requête des époux S. aurait été déclarée irrecevable comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître.

– Si l’arrêt du 6 mars 1985 répond littéralement aux conclusions des requérants en ce qui concerne la qualité de la juridiction qu’ils ont entendu saisir, il n’en va pas de même de la décision attaquée. Celle-ci était expressément, la décision du Ministre d’État du 4 juin 1984 ; or, les motifs de l’arrêt n’en font aucune mention, et se fondent exclusivement sur l’ ordonnance souveraine du 14 mars 1970 ayant accepté la démission pure et simple de Me S. et supprimé son étude, ordonnance dont les dispositions étaient contestées par le recours mais qui ne faisait l’objet d’aucune demande d’annulation ou d’appréciation de validité.

Il est assuré que la cause du dommage dont les requérants demandaient réparation résidait effectivement dans la décision supprimant l’étude notariale et même dans l’acceptation de la démission de l’intéressé, dans la mesure où celle-ci lui aurait été imposée. Mais l’ ordonnance souveraine du 14 mars 1970 étant muette sur le principe et le mode d’évaluation dudit dommage, la décision du 4 juin 1984 faisait également grief aux époux S. en tant qu’elle refusait d’évaluer l’office au jour de la demande et de compenser la perte résultant de la privation de revenus depuis la suppression de l’office. A ce titre, par conséquent, il semblerait que pour apprécier la recevabilité de la requête, le Tribunal Suprême aurait dû la prendre en considération.

S’il n’en a rien fait, c’est probablement par économie de moyens, suivant en cela l’exemple du Conseil d’État français.

– En effet, étant supposé que l’ ordonnance souveraine du 14 mars 1970 ainsi que la décision du 4 juin 1984 entrent toutes deux dans le champ d’application de l’article 90 B 1° de la Constitution, et dès lors que la compétence du Haut Tribunal en matière constitutionnelle dépendait de la nature de la décision dont la constitutionnalité était contestée, et que le montant de la réparation réclamée était lui-même fonction de l’éventuelle inconstitutionnalité de celle-ci, il suffisait de ne retenir que celle des deux décisions litigieuses dont l’inconstitutionnalité aurait conféré aux époux S. un droit à réparation tenant compte de l’ensemble des chefs de préjudice qu’ils alléguaient. L’ ordonnance souveraine du 14 mars 1970 répondant à cette condition, puisque son inconstitutionnalité aurait conduit le Tribunal Suprême à transformer le « prix » de l’office notarial en dommages-intérêts, lesquels auraient pu comprendre, sa valeur au jour de l’arrêt, les revenus perdus et les intérêts de retard, il était normal que le Tribunal en fasse seule mention dans les motifs de sa décision.

Il est cependant extrêmement douteux que la décision du 4 juin 1984 puisse être considérée comme étant susceptible d’un recours dans le cadre de l’article 90 B 1°. Elle constitue en effet, une décision d’ordre purement pécuniaire dont le contentieux relève, non de celui de l’excès de pouvoir, mais du plein contentieux (Auby et Drago, op. cit., t. II, n° 1286). S’il en va bien ainsi, elle aurait dû être déférée au tribunal civil, juge de droit commun, et c’est peut-être la raison pour laquelle le Haut Tribunal l’a passée sous silence car, en toute hypothèse, elle ne pouvait modifier sa décision d’incompétence.

– Cette omission est une nouvelle illustration du pouvoir d’interprétation de l’objet du litige que se reconnaît le Tribunal Suprême.

Par un arrêt du 27 juin 1978, Dlle Settimo (note G. Vedel), il a considéré que la requête, formellement dirigée contre une décision du Maire portant les résultats d’un concours à la connaissance de la requérante, contestait en réalité la régularité des opérations de ce concours. Il y a là, selon M. le doyen Vedel, « une interprétation aussi audacieuse que bienveillante ».

L’Association syndicale autonome des fonctionnaires ayant déféré au Tribunal Suprême en vue de son annulation pour inconstitutionnalité, la loi n° 975 du 12 juillet 1975 portant statut des fonctionnaires de l’État, ainsi que l’ ordonnance souveraine n° 6364 du 17 août 1978 déterminant les emplois supérieurs visés à l’article 4 de cette loi, il a été jugé que le recours ne tendait pas – ou plus – à l’annulation de la loi, mais seulement de l’ordonnance attaquée (Trib. Sup. 20 juin 1979, note P. Weil). Pour en décider ainsi, le Haut Tribunal a simplement relevé que dans le dernier état de ses conclusions, l’Association requérante ne concluait plus à l’annulation de la loi. M. Weil annotateur de l’arrêt, considère que c’est à une véritable rectification de fond à laquelle le Tribunal Suprême s’est livré afin « semble-t-il, de trouver l’occasion de prendre parti sur ce qui est (…) l’essentiel de l’arrêt : l’étendue et les modalités de contrôle de constitutionnalité dans la Principauté ».

Une troisième décision paraît confirmer la tendance du Tribunal Suprême a interpréter libéralement l’objet des prétentions du requérant. Par son arrêt du 26 juin 1979 (sieur J.Ch. Bloch), il a en effet, admis qu’une requête qui concluait expressément, pour inconstitutionnalité, à l’annulation de la décision du Ministre d’État du 29 septembre 1978 rejetant sa demande tendant à ce que soit confirmée la validité, jusqu’au 30 juin 1966, du certificat de domicile délivré le 17 juin 1955, a été jugée comme tendant en réalité à faire admettre la validité, jusqu’à l’expiration du délai de trois ans prévu à compter du 13 octobre 1962 par la Convention internationale du 18 mai 1963 , du certificat de domicile susdaté.

– De l’ensemble de ces décisions et de celle présentement annotée qui adopte des solutions contraires mais non contradictoires, il ne peut être déduit – à l’instar de la jurisprudence du Conseil d’État français – de critère précis permettant de déterminer la norme qu’applique le Tribunal Suprême quant au degré contraignant qu’il estime devoir attribuer aux conclusions des parties relativement à l’objet de leurs recours. L’incertitude demeure et ne va pas assurément, sans poser de problème au défendeur. Il semble néanmoins que l’on puisse en retenir qu’en présence de conclusions absolument formelles, le Haut Tribunal les maintient purement et simplement, quel qu’en soit le mérite, et que dans tous les autres cas, l’interprétation qu’il donne des conclusions dont il est saisi va dans le sens d’une décision utile à l’administration de la justice ; de cela, nul ne peut se plaindreG.H. GEORGE,Docteur en DroitAvocat honoraire au Conseil d’Étatet à la Cour de Cassation

Décide :

Article 1er : La requête est rejetée.

Article 2 : Les dépens sont mis à la charge des requérants.

Article 3 : Expédition de la présente décision sera transmise au Ministre d’État.