14/10/1981
Décision Mme C. C. c/ le Ministre d’État
Tribunal Suprême
Monaco
14 octobre 1981
Dame C. C.
Abstract
Procédure
Désistement – Désistement formé moins de trente jours avant la date fixée pour les débats – Condamnation à amende.
Le Tribunal Suprême
Siégeant et délibérant en matière administrative,
Vu la requête présentée par la dame C., le 10 mars 1981 et tendant à ce qu’il plaise au Tribunal Suprême déclarer les articles 6 et 44 de l’Ordonnance Loi n° 669 du 17 septembre 1959 contraires à l’article 24 de la Constitution ;
Ce faire, attendu
Que la dame C. est poursuivie correctionnellement pour avoir à Monaco, depuis le 8 janvier 1980, omis, dans les délais fixés par la loi, d’occuper régulièrement l’appartement vacant à Monaco, en suite de l’exercice de son droit de rétention, fait qui constituerait le délit prévu et réprimé par les articles 6 et 44 de l’Ordonnance Loi n° 669 du 17 septembre 1959 ;
Qu’aux termes des articles 3, 4 et 5 de l’Ordonnance précitée, les propriétaires des locaux soumis aux dispositions de ladite ordonnance sont tenus d’en proposer la location à des personnes figurant sur une liste établie par l’Administration, avec la possibilité pour celle-ci d’attribuer d’office le logement ;
Que l’article 6 de l’ordonnance écarte l’application de ces dispositions si le propriétaire a fait connaître dans la déclaration de vacance qu’il entend occuper le local pour lui même en raison de besoins normaux ; que le propriétaire doit alors occuper effectivement le local avant l’expiration d’un délai de trois mois à compter de la date de la vacance ; que, sans décider de surseoir à statuer, le Tribunal correctionnel a accepté de renvoyer l’affaire afin de permettre à la requérante de saisir le Tribunal Suprême ;
Que les articles 3, 4, 5, 6 et 44 de l’Ordonnance Loi du 17 septembre 1959 sont entachés d’inconstitutionnalité, car les obligations faites aux propriétaires constituent une atteinte grave au droit de propriété tel qu’il est garanti par l’ article de la Constitution du 17 décembre 1962 ;
Qu’en effet, d’une part, l’inviolabilité de la propriété vise non seulement une privation proprement dite de la propriété, mais également toute restriction ou atteinte au droit de propriété, qui se définit comme le droit de jouir et de disposer librement de son bien de la manière la plus absolue ; qu’ainsi, les dispositions critiquées entrent bien dans le champ d’application de l’article 24 de la Constitution ;
Que, d’autre part, ce dernier texte subordonne la licéité d’une restriction au droit de propriété à la double condition que cette restriction ait pour cause l’utilité publique légalement constatée et qu’elle donne lieu à une juste indemnité établie et versée dans les conditions prévues par la loi ;
Que si la requérante n’entend pas contester le caractère d’utilité publique attaché à des restrictions du droit de propriété qui sont commandées par la crise du logement elle s’estime fondée à soutenir en revanche que les dispositions des articles 6 et 44 de l’Ordonnance Loi n° 669 du 17 septembre 1959 sont entachées d’inconstitutionnalité en ce qu’elles n’instituent aucune compensation, soit d’ordre pécuniaire soit d’ordre juridique ou administratif en faveur des propriétaires concernés, alors que ces derniers, contrairement à la règle de l’égalité des citoyens devant la loi, subissent un préjudice de nature spéciale, puisque les dispositions critiquées atteignent seulement les propriétaires de locaux d’habitation du secteur réglementé, dont les loyers sont bloqués, à l’exclusion des propriétaires des locaux du secteur libre, qui sont libres de ne pas louer ces locaux ou d’en choisir les locataires en convenant librement du loyer ;
Vu la contre requête du Ministre d’État du 4 mai 1981 tendant au rejet de la requête par les motifs
En premier lieu, que le recours en appréciation de validité ne peut être formé que sur renvoi par une juridiction judiciaire, ainsi que cela résulte de l’ article de l’Ordonnance Souveraine n° 2984 du 16 avril 1963 sur l’organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême ; qu’en l’occurrence le Tribunal de Première Instance jugeant correctionnellement, non seulement n’a pas sursis à statuer en renvoyant la prévenue à se pourvoir devant le Tribunal Suprême, mais au contraire, par jugement du 24 mars 1981, s’est prononcé au fond et a condamné la prévenue à 3 000 F d’amende ; qu’il s’ensuit que le Tribunal Suprême n’est pas régulièrement saisi ;
En second lieu, subsidiairement, au fond, que la requérante, qui ne va pas jusqu’à alléguer que l’article 6 de l’Ordonnance Loi priverait les propriétaires de leur droit, ne saurait soutenir que l’article 24 de la Constitution est méconnu par les dispositions critiquées ;
Qu’à cet égard, d’une part, la requérante elle-même reconnaît que l’article 6 s’inspire de motifs légitimes présentant un caractère d’intérêt général ;
Que, d’autre part, il ne peut être soutenu que les dispositions critiquées devraient être tenues pour inconstitutionnelles dans la mesure où, portant atteinte à l’exercice du droit de propriété, elles ne comportent pas une suffisante compensation telle que l’entend la jurisprudence du Tribunal Suprême ; qu’en effet le préjudice dont il s’agirait ne présenterait pas le caractère de spécialité puisque la requérante se trouve, au regard des dispositions qu’elle critique, dans la même situation que tous les autres propriétaires d’immeubles autres que ceux dont la construction ou l’achèvement sont postérieurs au 31 août 1947 ; qu’ainsi les dispositions critiquées ne peuvent être regardées comme inconstitutionnelles faute de prévoir une « compensation suffisante » en faveur des propriétaires concernés ;
Qu’au surplus, un préjudice découlant de l’application d’une loi doit, pour constituer une violation du droit de propriété garanti par l’article 24 de la Constitution être anormalement grave, ce qui ne serait nullement le cas en l’occurrence, les dispositions critiquées n’imposant d’autre obligation aux propriétaires concernés que de se mettre en mesure de tirer, par la location, un revenu normal de leur propriété à moins qu’ils ne préfèrent l’occuper personnellement, un terme pouvant être mis, de surcroît, à la location par l’exercice du droit de reprise en vue d’une telle occupation ; qu’ainsi les dispositions critiquées ne font pas subir aux propriétaires concernés une charge excédant celles qui sont susceptibles de leur incomber dans l’intérêt général ;
Qu’il résulte de ce qui précède qu’à aucun égard l’atteinte portée par l’article 6 de l’Ordonnance Loi à l’inviolabilité de la propriété garantie par l’article 24 de la Constitution ne saurait être regardée comme incompatible avec cette disposition, alors même qu’aucune indemnisation n’est allouée de ce chef ; que le Ministre d’État est donc fondé à conclure que le recours en appréciation de validité présenté par la dame C. soit rejeté comme irrecevable et, subsidiairement, que les articles 6 et 44 de l’Ordonnance Loi n° 669 du 17 décembre 1959 soient déclarés compatibles avec le principe de l’inviolabilité de la propriété privée consacré par l’article 24 de la Constitution ;
Vu le procès-verbal dressé par le Greffier en Chef, le 15 juin 1981, constatant que Maître J.-E. Lorenzi, avocat-défenseur n’a pas déposé de réplique dans le délai de la loi et prononçant en conséquence la clôture de la procédure ;
Vu la déclaration de désistement de la dame C. en date du 6 octobre 1981 ;
Vu le mémoire en date du 8 octobre 1981, par lequel le Ministre d’État déclare ne pas s’opposer à ce qu’il soit fait droit à ce désistement ;
Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Vu l’ Ordonnance constitutionnelle du 19 décembre 1962 ;
Vu l’ Ordonnance Souveraine n° 2984 du 16 avril 1963 , modifiée, sur l’organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême ;
Vu l’Ordonnance Loi n° 669 du 17 septembre 1959 modifiant et codifiant la législation relative aux conditions de location des locaux à usage d’habitation, notamment ses articles 6 et 44 ;
Vu l’ Ordonnance du 16 mars 1981 par laquelle le Président du Tribunal Suprême a renvoyé la cause devant le Tribunal Suprême délibérant en section administrative ;
Ouï Monsieur Alfred Potier, membre du Tribunal Suprême en son rapport ;
Ouï Monsieur le Procureur Général en ses conclusions ;
Considérant que l’ article modifié de l’Ordonnance Souveraine n° 2984 du 16 avril 1963 susvisée dispose que « si le désistement est formé moins de trente jours avant la date fixée pour les débats, le Président ou le Tribunal Suprême peut condamner le demandeur à l’amende prévue par l’article 36 » ;
Considérant qu’alors que le procès-verbal de clôture des débats a été dressé le 15 juin 1981 et que la date des débats a été fixée au 12 octobre, c’est seulement le 6 octobre qu’est intervenu le désistement ;
COMMENTAIRE
des décisions de justice intervenues dans l’affaire Dame C.
(Au sujet de l’examen de la constitutionnalité des lois par les tribunaux répressifs)
I. – Un jugement du tribunal correctionnel, deux arrêts de la Cour d’appel, deux arrêts de la Cour de Révision, un arrêt du Tribunal Suprême : bref, cinq décisions de justice pour répondre à une question somme toute simple : que doit faire le juge pénal lorsqu’une personne est poursuivie devant lui pour avoir contrevenu à une disposition législative dont le prévenu soutient qu’elle porte atteinte aux libertés et droits fondamentaux consacrés par le Titre III de la Constitution ?
A cette question deux réponses sont à première vue concevables : ou bien le juge pénal se prononce lui-même sur la conformité de la loi à la Constitution, en vertu du principe selon lequel le juge de l’action est le juge de l’exception ; ou bien, au contraire, estimant que cette question est de la compétence exclusive du Tribunal Suprême, il sursoit à statuer et renvoie le prévenu à se pourvoir devant cette dernière juridiction par un recours en appréciation de validité. Dans le premier cas la difficulté est traitée comme une question préalable ; dans le second, comme une question préjudicielle. Assez paradoxalement c’est une troisième solution, quelque peu inattendue, qui émerge de l’imbroglio judiciaire auquel a donné lieu l’affaire C. : au terme de son combat la prévenue se retrouve condamnée pour avoir contrevenu à des dispositions législatives dont, en définitive, la conformité à la Constitution n’a été examinée – et donc, moins encore, constatée – par aucune juridiction – pas plus le Tribunal Suprême que le juge pénal – et dont il lui a été tout simplement « fait application » par le juge répressif, sans autre forme de procès si l’on ose dire.
Comment a-t-on pu en arriver là ?
A vrai dire, l’objet du litige était tellement simple qu’il se réduisait presque à un exemple d’école (V. infra, § 11). L’ordonnance- loi n° 669 du 17 septembre 1959 (texte de valeur législative) institue un système d’attribution à des locataires prioritaires des locaux à usage d’habitation devenus vacants. En son article 6 elle permet au propriétaire de se soustraire à ce système s’il fait connaître, dans la déclaration de vacance, qu’il conserve le local pour l’occuper lui-même ou le faire occuper par certains membres de sa famille. L’article 6 précise que sauf cas fortuit ou de force majeure le local devra alors être effectivement occupé par le propriétaire ou par la personne désignée avant l’expiration d’un délai de trois mois à compter de la date de vacance et qu’à défaut d’occupation dans ce délai, le système d’attribution prioritaire instauré par les articles précédents deviendra applicable. L’article 44 punit de sanctions pénales les infractions à ces dispositions.
Une dame C. avait, en déclarant la vacance d’un appartement dont elle était propriétaire et dont le locataire venait de quitter les lieux, informé l’administration qu’elle entendait le conserver pour le faire occuper par sa fille. Celle-ci n’ayant pas pris possession des lieux plusieurs mois après, le ministère public engagea contre la dame C. des poursuites pénales en application de l’ordonnance- loi n° 669 . Devant le tribunal correctionnel la dame C. soutint que les articles 6 et 44 de ce texte, sur la base desquels elle était poursuivie, étaient contraires à l’article 24 de la Constitution relatif au droit de propriété ; elle demanda, en conséquence, au tribunal de surseoir à statuer pour lui permettre de saisir le Tribunal Suprême d’un recours en appréciation de validité des dispositions législatives en question.
La situation qui se présentait au tribunal correctionnel était certes compliquée par certains éléments procéduraux sur lesquels on reviendra plus loin ; c’est néanmoins à cela qu’elle se ramenait pour l’essentiel.
Que devait faire le tribunal correctionnel en présence d’une telle situation ? La réponse était, à vrai dire, aussi simple que l’était la question.
II. – Sur le plan juridique, en effet, il n’y avait guère de difficultés.
Le paragraphe A de l’article 90 de la Constitution prévoit que :
En matière constitutionnelle, le Tribunal Suprême statue souverainement :
sur le recours en annulation, en appréciation de validité et en indemnité ayant pour objet une atteinte aux libertés et droits consacrés par le Titre III de la Constitution, et qui ne sont pas visés au paragraphe B du présent article ».
Le paragraphe B, quant à lui, indique que :
En matière administrative, le Tribunal Suprême statue souverainement :
sur les recours en annulation pour excès de pouvoir formés contre les décisions des diverses autorités administratives et les ordonnances souveraines prises pour l’exécution des lois, ainsi que sur l’octroi des indemnités qui en résultent ;
sur les recours en interprétation et les recours en appréciation de validité des décisions des diverses autorités administratives et des ordonnances souveraines prises pour l’exécution des lois ».
Ce texte a pour objet de définir la compétence du Tribunal Suprême, juridiction d’attribution, les tribunaux ordinaires conservant la compétence de droit commun. Il décide en particulier que le Tribunal Suprême est compétent pour connaître de la régularité des actes administratifs (paragraphe B) et des lois (paragraphe A), non seulement lorsqu’il est saisi de recours directs contre ces actes, mais également lorsqu’il est saisi de recours en appréciation de validité sur renvoi des tribunaux ordinaires. La portée du texte s’arrête là, et ne s’étend pas à la détermination de la compétence des tribunaux ordinaires pour statuer sur les exceptions soulevées devant eux et qui mettent en cause la régularité d’un acte dont la contestation par voie d’un recours direct aurait relevé de la compétence du Tribunal Suprême. En d’autres termes, ce n’est pas dans l’article 90 que l’on peut trouver une réponse immédiate à la question de savoir dans quels cas le juge judiciaire doit traiter une question incidente comme préalable ou comme préjudicielle. Force est, dès lors, de recourir à l’interprétation juridique. Deux situations différentes peuvent se présenter (sur l’ensemble du problème, V. le commentaire du doyen Vedel sur la décision du Tribunal Suprême du 31 janvier 1975, C.).
a) Première situation : La question incidente soulevée devant le juge judiciaire met en cause l’interprétation ou la validité d’une décision administrative ou d’une ordonnance souveraine prise pour l’exécution des lois (pour un exemple, V. l’affaire C. : Cour de Révision 20 mars 1974 : D.
S. 1975, 311
, note R. Combaldieu et Trib. Sup. 31 janv. 1975, note G. Vedel). Si le juge judiciaire décide de surseoir à statuer sur cette question, l’article 90 de la Constitution confère au Tribunal Suprême compétence pour se prononcer sur le recours en interprétation ou en appréciation de validité qui va être formé sur renvoi du juge judiciaire. Mais l’article 90 ne renseigne pas sur l’étendue de la compétence du juge judiciaire : quand celui-ci peut-il trancher lui-même la question incidente ? Quand doit-il, au contraire, en renvoyer l’examen au Tribunal Suprême ? Le problème n’est pas aisé. La question a donné lieu en France à des solutions jurisprudentielles certes complexes mais dont l’essentiel revient à reconnaître au juge répressif, en raison de la plénitude de juridiction dont il doit disposer pour statuer sur tous les points dont dépend l’application ou la non application des peines, le pouvoir d’apprécier la légalité d’une décision administrative (Trib. Conflits 5 juill. 1951, A. et D. : Rec. 638 ; G.A.A., 7e éd., 1978, p. 370. – Cass. crim. 21 déc. 1961 Dame Le R. :
D. 1962, 102
, rap. Costa). La question de la transposition de cette jurisprudence à Monaco demeure posée.
Ce n’est cependant pas cette situation-là qui se présentait dans l’affaire ici commentée, et l’on ne s’y arrêtera donc pas davantage.
b) Seconde situation – celle de la présente affaire : la question incidente soulevée devant le juge judiciaire met en cause la conformité d’une disposition législative à la Constitution (l’interprétation des lois, quant à elle, ne fait pas problème, contrairement à celle des décisions administratives, car elle rentre à coup sûr dans la compétence du juge judiciaire saisi). Le problème se présente différemment selon que la disposition constitutionnelle dont la violation est alléguée fait partie ou non du Titre III de la Constitution.
Si la disposition dont la violation est alléguée est étrangère au Titre III relatif aux libertés et droits fondamentaux, il va de soi que le juge judiciaire, qu’il soit civil ou pénal, ne peut qu’appliquer la loi telle qu’elle est : il ne peut ni se prononcer sur la conformité à la Constitution ni surseoir à statuer pour renvoyer la question au Tribunal Suprême. Il résulte en effet de l’article 90 de la Constitution que, si la constitutionnalité des lois peut être contestée à Monaco dans des conditions procédurales particulièrement larges, c’est-à-dire à la fois par la voie du recours direct en annulation et par la voie indirecte d’un recours en appréciation de validité ou d’un recours en indemnité, cette contestation est limitée expressément aux recours « ayant pour objet une atteinte aux libertés et droits consacrés par le Titre III » (V. note P. Weil précitée sous Trib. Supr. 20 juin 1979, § II).
Lorsque la disposition dont la méconnaissance est alléguée figure au Titre III de la Constitution, on ne saurait pas davantage reconnaître au juge judiciaire quelque compétence que ce soit. La règle selon laquelle le juge de l’action est le juge de l’exception doit en effet céder ici devant le caractère exceptionnel du contrôle de la constitutionnalité des lois confiées par la Constitution au Tribunal Suprême : la compétence de ce dernier doit nécessairement demeurer exclusive, sous peine de donner au système du contrôle de la constitutionnalité des lois à Monaco un visage tout différent de celui que lui a donné la Constitution.
La question de la conformité d’un texte législatif dont dépend la solution du litige à une disposition du Titre III de la Constitution est donc toujours une question préjudicielle, dont le juge répressif doit renvoyer l’examen au Tribunal Suprême par la voie du recours en appréciation de validité prévu au paragraphe A-2° de l’article 90 de la Constitution. Selon les principes généralement admis pour toutes les questions préjudicielles, – qu’il s’agisse d’illégalité ou d’inconstitutionnalité -, le sursis à statuer et le renvoi qui l’accompagne sont toutefois subordonnés à une double condition. Il faut d’abord qu’il y ait vraiment une question « sérieuse et digne d’être prise en considération et que celle-ci se présente avec un caractère suffisant de vraisemblance » (R. O., Contentieux administratif, 1976-1981, p. 147) : dans une formule devenue classique Laferrière parlait à cet égard de « difficulté réelle… de nature à faire naître un doute dans un esprit éclairé ». Il faut aussi que la question soit pertinente, c’est-à-dire que la réponse à cette question soit nécessaire au jugement du fond, que le sort du litige en dépende.
III. – C’est cette solution qui aurait dû logiquement s’imposer dans l’affaire C.. La question de savoir si les articles 6 et 44 de l’ordonnance- loi n° 669 imposant à certains propriétaires, sans indemnisation et sous peine de sanctions pénales, l’obligation d’occuper dans les trois mois un appartement devenu vacant ou de le louer à un locataire déclaré prioritaire étaient conformes ou non à l’article 24 de la Constitution avait certainement un caractère à la fois sérieux (à preuve la jurisprudence complexe du Tribunal Suprême au sujet de l’article 24) et pertinent (car de la constitutionnalité de ces dispositions dépendait directement l’existence de l’infraction). Le tribunal correctionnel aurait dès lors dû surseoir à statuer et renvoyer la prévenue à se pourvoir devant le Tribunal Suprême par la voie d’un recours en appréciation de validité. Conformément à l’ article de l’ordonnance souveraine n° 2984 du 16 avril 1963 sur l’organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême, la prévenue aurait dû présenter son recours en appréciation de validité devant le Tribunal Suprême « dans les deux mois de la date à laquelle la décision de la juridiction judiciaire est devenue définitive ». Le Tribunal Suprême aurait alors statué sur la conformité des articles 6 et 44 de l’ordonnance- loi n° 669 à l’article 24 de la Constitution. Le juge judiciaire aurait, enfin, tiré les conséquences de la décision du Tribunal Suprême en ce qui concerne l’existence de l’infraction reprochée à la prévenue.
IV. – Ce n’est pourtant pas selon ce scénario que les choses se sont déroulées : très rapidement la situation s’est compliquée, et, au fil du déroulement de la procédure, cette solution presque évidente semble s’être perdue dans les sables. Pour comprendre ce qui s’est passé il est nécessaire de suivre pas à pas, de sentence en sentence, l’évolution de cette affaire.
a) Au départ de la procédure se situe le jugement du tribunal correctionnel du 24 mars 1981. Comme on l’a indiqué plus haut, la dame C. avait saisi le tribunal de conclusions tendant à ce que ce dernier sursoie à statuer pour lui permettre de saisir le Tribunal Suprême, par la voie d’un recours en appréciation de validité, de la question préjudicielle de la conformité à la Constitution des articles 6 et 44 de l’ordonnance- loi n° 669 sur la base desquels elle était poursuivie. Toutefois, prenant en quelque sorte les devants, elle avait pris l’initiative, sans attendre que le tribunal correctionnel statuât sur ces conclusions, de saisir proprio motu le Tribunal Suprême d’une requête par laquelle elle demandait que les articles 6 et 44 de l’ordonnance- loi n° 669 soient déclarés non conformes à la Constitution, au motif qu’ils ne prévoient pas la « juste indemnité » requise par cette dernière. L’irrecevabilité de cette requête était à vrai dire évidente : s’agissant d’un recours en appréciation de validité, elle ne pouvait être formée, conformément à l’article 16, précité, de l’ ordonnance souveraine n° 2984 du 16 avril 1963 , que sur renvoi par une juridiction judiciaire (Trib. Supr. 28 fév. 1968, Delle S., note G. George, § 9) ; à supposer même qu’elle eût pu être regardée comme un recours direct en annulation (solution que la décision delle S. semblait écarter : V. note George, précitée, § 10), elle ne pouvait qu’être rejetée comme tardive, puisque aussi bien un tel recours doit être formé dans les deux mois de la publication de la loi. Quoi qu’il en soit la dame C. informa le tribunal correctionnel du recours en quelque sorte préventif qu’elle venait de déposer. Ainsi se trouvait introduit dans le mécanisme judiciaire le grain de sable qui allait en perturber irrémédiablement la marche.
Estimant sans doute qu’il ne pouvait ni s’approprier rétroactivement le recours déjà formé devant le Tribunal Suprême ni en ordonner un second, le tribunal correctionnel recourut au raisonnement suivant : les recours devant le Tribunal Suprême, dit-il, n’ont en principe pas d’effet suspensif (Ord. souv. n° 2984, précitée, art. 39) ; d’autre part, le juge pénal « n’a pas compétence pour apprécier la validité, notamment au regard de la Constitution, du texte visé à la poursuite » ; seule solution possible, dès lors : ce texte doit « recevoir application ». Ce qui fut fait sur-le-champ, puisque la prévenue fut condamnée à 3 000 francs d’amende.
Raisonnement étonnant à plusieurs égards. Que vient faire ici le principe de l’effet non suspensif des recours devant le Tribunal Suprême ? De toute évidence ce principe n’intéresse que les recours directs en annulation. Quelle serait, en effet, la raison d’être d’un renvoi préjudiciel à une autre juridiction si le juge saisi au principal pouvait, ou devait, sous le prétexte de l’effet non suspensif du recours incident, statuer immédiatement, et sans attendre la décision du juge de renvoi, sur le fond de l’affaire ? Et comment suivre le tribunal lorsqu’il tire de la constatation – assurément exacte – qu’il n’a pas compétence pour statuer lui-même sur l’exception d’inconstitutionnalité de la loi qui sert de base à la poursuite la conclusion qu’il ne lui reste plus qu’à « faire application » de cette loi en l’espèce ? C’était résoudre la question par la question, puisque aussi bien le problème était précisément de savoir si le tribunal devait ou non renvoyer la question incidente au Tribunal Suprême.
Ainsi se trouvait adoptée, pour la première fois dans cette déroutante affaire, une attitude consistant, d’une part, à reconnaître que le juge répressif n’a pas compétence pour se prononcer à titre incident sur la constitutionnalité de la disposition législative qui sert de base à la poursuite, et, d’autre part, à faire application de ce texte (en clair : à condamner la prévenue pour y avoir contrevenu) comme si de rien n’était. Le mauvais pli était pris ; la suite des événements montrera que les plus hautes juridictions ne réussiront plus à s’en dégager.
b) La Cour d’Appel, en effet, dans son arrêt du 19 mai 1981, bien que partant d’un point de vue différent, aboutit au même résultat. Tenant pour acquis (comme le juge de première instance) que le juge répressif n’a pas compétence pour statuer lui-même sur l’exception d’inconstitutionnalité de la loi, elle considéra (contrairement au juge de première instance) que cette exception devait faire l’objet d’un renvoi préjudiciel au Tribunal Suprême, à la double condition que la question soulevée soit à la fois pertinente et sérieuse. Si la première condition lui sembla satisfaite (« le premier point apparaît constant », dit-elle laconiquement), la seconde, au contraire, ne lui parut pas remplie, dès lors que la restriction à l’usage du droit de propriété édictée par les dispositions législatives critiquées « n’entraîne pas pour le propriétaire un préjudice spécial, puisque seuls les locaux dont la construction ou l’achèvement sont postérieurs au 31 août 1945 n’entrent pas dans le champ d’application de la loi » (sic). Aussi la Cour d’appel confirma-t-elle le jugement du tribunal correctionnel « en ce qu’il a décidé qu’il n’y avait pas lieu de surseoir à statuer pour permettre à la dame C. de saisir le Tribunal Suprême » ; la loi reçut, à nouveau, application, et l’amende prononcée en première instance fut confirmée.
Cette fois-ci la position de départ était irréprochable, à savoir que la question de la conformité à la Constitution des dispositions législatives servant de base à la poursuite devait faire l’objet d’un renvoi préjudiciel au Tribunal Suprême ; plus rien n’était dit du recours préventif formé par la prévenue ou de son prétendu effet suspensif. Le résultat, pourtant, est identique à celui de la première instance : sous le couvert du caractère non sérieux de l’exception soulevée par la prévenue, il est fait application de la loi. Il est difficile, à vrai dire, de suivre la Cour d’Appel sur ce terrain. L’examen du caractère sérieux d’une question incidente ne doit évidemment pas conduire le juge du fond à se prononcer sur la substance même des contestations soulevées. Or, c’est bien là ce qu’a fait la Cour d’appel : décider qu’en raison du caractère non spécial du préjudice (caractère lui-même discutable) l’atteinte au droit de propriété n’avait rien de contraire à l’article 24 de la Constitution, c’était bel et bien trancher la question même qui aurait dû être renvoyée au Tribunal Suprême.
c) Saisie d’un pourvoi en cassation par la prévenue, la Cour de Révision confirma l’incompétence du juge répressif pour se prononcer à titre incident sur la conformité d’une loi à la Constitution. Cette incompétence entraînait, selon la Cour de Révision, l’obligation pour le juge répressif de surseoir à statuer et de renvoyer cette question préjudicielle à l’examen du Tribunal Suprême : la Cour de Révision confirmait ainsi explicitement la position adoptée implicitement par la Cour d’appel (alors que le tribunal correctionnel avait, quant à lui, on s’en souvient, conclu de son incompétence à statuer sur l’exception d’inconstitutionnalité à la nécessité de faire application des dispositions législatives contestées). La position adoptée par la Cour de Révision sur le plan des principes confirmait ainsi celle de la Cour d’appel, à laquelle elle donnait la formulation d’un motif de principe. Se référant à l’article 90-A-2° de la Constitution, la Cour de Révision déclara en effet que :
l’appréciation de la validité d’une loi au regard de la Constitution échappe à la compétence des tribunaux répressifs ; en cas de contestation sérieuse sur ce point ces tribunaux doivent surseoir à statuer afin de faire trancher par le Tribunal Suprême la question préjudicielle ainsi posée ».
La Cour de Révision censura toutefois la Cour d’appel en ce que cette dernière avait dénié à l’exception soulevée par la dame C. le caractère sérieux : le juge de cassation considéra, en effet, que, dès lors que « la décision à intervenir sur cette question est de nature à retirer éventuellement au fait poursuivi son caractère délictueux », la contestation soulevée par la prévenue quant à la contrariété des articles 6 et 44 de l’ordonnance- loi n° 669 à l’article 24 de la Constitution avait un caractère sérieux.
Comme on le constate, la Cour de Révision accolait ainsi l’épithète « sérieux » à ce que l’on a plutôt l’habitude de regarder comme le caractère « pertinent » de la question soulevée – caractère que la Cour d’appel, loin de nier, avait au contraire tenu pour « constant ». La critique de la Cour de Révision, qui aurait été justifiée au regard du motif quelque peu étonnant invoqué par la Cour d’appel pour dénier à l’exception son caractère « sérieux », était, on le voit, tout à fait injustifiée sur le plan où s’est placée la Cour de Révision.
La Cour de Révision cassa l’arrêt de la Cour d’appel pour avoir refusé de surseoir à statuer jusqu’à ce que le Tribunal Suprême se fût prononcé sur le recours en appréciation de validité dont la prévenue, dit la Cour, avait justifié avoir saisi le Tribunal : le recours préventif formé par la prévenue au cours de la procédure de première instance revêtait apparemment, aux yeux de la Cour de Révision, les caractères requis d’un recours en appréciation de validité. L’affaire fut en conséquence renvoyée à la Cour d’appel pour y être statué à nouveau.
d) Peu de temps après l’arrêt de la Cour de Révision, et avant que la Cour d’appel eût, à nouveau à connaître de l’affaire, la dame C. se désista de son recours devant le Tribunal Suprême, et le Tribunal Suprême lui en donna acte par une décision du 14 octobre 1981 . Les raisons de ce désistement ne sont pas indiquées dans la décision. Deux mois plus tard la Cour d’appel précisera cependant que la dame C. s’était désistée parce que l’État avait fait valoir devant le Tribunal Suprême que le recours en appréciation de validité n’aurait pu être formé que sur renvoi de l’autorité judiciaire. En l’occurrence le tribunal correctionnel, loin de surseoir à statuer et de renvoyer la prévenue à se pourvoir devant le Tribunal Suprême, s’est prononcé au fond.
e) La Cour d’Appel rendit son arrêt sur renvoi le 14 décembre 1981. Elle constata d’abord que la cause et les parties se trouvaient remises dans la situation où elles se trouvaient avant son premier arrêt, sous la réserve cependant que « la saisine du Tribunal Suprême a depuis lors disparu ». La Cour d’appel déclara ensuite que :
s’il appartient au Tribunal Suprême, en application de l’article 90-A-2° de la Constitution…, d’apprécier souverainement si les prétendues atteintes au droit de propriété sont compatibles avec le principe garanti par l’article 24 de ladite Constitution, il n’en demeure pas moins que les juges du fond n’ont pas perdu le pouvoir d’examiner sur le plan procédural le caractère sérieux ou non et la réalité de l’exception préjudicielle soulevée, afin de ne pas laisser à la discrétion d’un plaideur téméraire le droit de suspendre le cours des poursuites pénales, en élevant des doutes contre l’évidence ».
Tout en se rangeant ainsi à la position de principe énoncée par la Cour de Révision, la Cour d’appel persista cependant dans son refus de surseoir à statuer pour que l’affaire fût renvoyée au Tribunal Suprême. Deux raisons étaient avancées à l’appui de ce refus.
La première était que depuis la décision du Tribunal Suprême donnant acte à la prévenue de son désistement « il n’existe plus de risque de contrariété » entre la décision du juge pénal et « un arrêt qui serait susceptible d’être rendu sur le fond par le Tribunal Suprême, cette juridiction étant aujourd’hui dessaisie ». Certes la Cour de Révision s’est prononcée en faveur du sursis à statuer, mais elle l’a fait, nota la Cour d’appel, à un moment où le Tribunal Suprême ne s’était pas encore prononcé : à présent que le Tribunal Suprême était définitivement dessaisi, il n’y avait plus lieu pour le juge du fond de surseoir à statuer.
A cette première justification de son refus de surseoir à statuer la Cour d’appel en ajoutait une seconde : dans un passage quelque peu cryptique, elle notait que « C’est en se prévalant de prérogatives tendant manifestement à garantir l’exercice du droit de propriété instituées par l’article 6 de l’ordonnance- loi n° 669 du 17 septembre 1959 que la dame C. prétend que ce texte est inconstitutionnel alors qu’elle a transgressé les dispositions mêmes qui assurent la garantie de son droit de propriété ».
Le sursis à statuer était donc refusé, comme il l’avait été la première fois, en raison du caractère non sérieux de la question soulevée, mais les arguments invoqués pour justifier ce manque de sérieux étaient différents.
Quoi qu’il en soit, la Cour d’appel fit derechef application des dispositions législatives auxquelles il était reproché à la dame C. d’avoir contrevenu, et elle confirma la condamnation prononcée en première instance.
f) Sans se laisser décourager, la prévenue porta une nouvelle fois l’affaire en cassation en faisant grief à la Cour d’appel de ne pas s’être conformée à l’arrêt de la Cour de Révision : il était constant, en effet, qu’alors que la Cour de Révision avait cassé le premier arrêt d’appel parce qu’il avait refusé de surseoir à statuer en raison du caractère non sérieux de l’exception soulevée par la prévenue, la Cour d’appel avait, dans son second arrêt, pris une décision identique, encore que se plaçant, pour justifier le caractère non sérieux de ladite exception, sur un terrain différent.
Dans son arrêt du 18 janvier 1982, la Cour de Révision lava la Cour d’appel de tout reproche d’avoir méconnu la doctrine du juge de cassation. La Cour de Révision estima que c’est à bon droit que la Cour d’Appel avait considéré que le sursis à statuer ne s’imposait plus après le dessaisissement du Tribunal Suprême et qu’elle avait en conséquence décidé de statuer au fond. L’exception d’inconstitutionnalité avait perdu, dit la Cour de Révision, « tout caractère sérieux » et revêtait un « caractère dilatoire » puisque rien ne permettait plus désormais de retirer aux faits poursuivis leur caractère délictueux. La condamnation initiale se trouvait ainsi définitivement confirmée.
V. – Ce long récit était nécessaire pour faire apparaître les paradoxes de cette affaire.
Le premier de ces paradoxes a déjà été relevé au début de ce commentaire. Au bout du chemin la dame C. se retrouva condamnée pour avoir enfreint des dispositions législatives dont elle avait contesté la constitutionnalité à la fois devant les juridictions répressives et devant le Tribunal Suprême, sans cependant qu’aucune juridiction – pas plus le Tribunal Suprême que les tribunaux pénaux – n’ait jamais eu à se prononcer sur la question qu’elle avait soulevée. Il lui a été « fait application » de ces dispositions législatives – c’est tout.
Second paradoxe, non moins étonnant : toutes les juridictions répressives saisies de l’affaire ont, avec plus ou moins de précision ou d’emphase, mais sans exception aucune, déclaré qu’elles n’étaient pas compétentes pour se prononcer sur l’exception d’inconstitutionnalité soulevée par la prévenue ; une seule fois pourtant, et pas davantage, la conclusion normale, à savoir le renvoi préjudiciel au Tribunal Suprême, a été tirée de cette incompétence : dans le premier arrêt de la Cour de Révision. A tous les autres stades de la procédure, quelque chose est venu bloquer le mécanisme, bien que cet élément perturbateur ait changé d’un stade à l’autre : le caractère non suspensif du recours formé spontanément par la dame C., pour le tribunal correctionnel ; le caractère non sérieux de l’exception tenant à l’absence de préjudice spécial, pour le premier arrêt de la Cour d’appel ; le caractère non sérieux de l’exception tenant au dessaisissement du Tribunal Suprême, pour le second arrêt de la Cour d’appel et pour le second arrêt de la Cour de Révision.
Voilà donc une affaire où la constitutionnalité des dispositions législatives servant de base à la poursuite s’est trouvée contestée de bout en bout mais n’a jamais été examinée. Voilà aussi une affaire où le tribunal de première instance, le juge d’appel et le juge de cassation ont à l’unisson reconnu leur incompétence – et, corrélativement, la compétence exclusive du Tribunal Suprême – pour statuer sur l’exception d’inconstitutionnalité, mais où tous (à l’exception du premier arrêt de cassation), pour des motifs toujours différents, ont fini par prononcer la condamnation de la prévenue sans renvoi préjudiciel au Tribunal Suprême.
VI. – Pour en arriver à ce résultat – une condamnation pénale pour infraction à une loi arguée d’inconstitutionnalité, prononcée par des tribunaux qui, refusant de renvoyer la question de constitutionnalité au Tribunal Suprême tout en déclarant ne pas pouvoir la trancher eux-mêmes, font purement et simplement application de la loi en sautant en quelque sorte à pieds joints par-dessus la question de constitutionnalité – il y a sûrement dû y avoir quelque part des erreurs d’approche.
Celles-ci, semble-t-il, se situent à un triple niveau.
a) Les plus visibles se rapportent bien sûr à la perception quelque peu confuse que les juridictions saisies ont eue du contenu et de la portée exacte des deux conditions classiques de toute question préjudicielle, à savoir son caractère pertinent, d’une part, et sérieux, de l’autre. Autres erreurs ou mal-jugés manifestes : la position du tribunal correctionnel relative au caractère non suspensif des recours devant le Tribunal Suprême et le raisonnement de la Cour d’appel relatif à l’absence de préjudice spécial.
b) Plus subtile, mais non moins certaine, est l’erreur commise quant à la conséquence à tirer de la constatation – évidente et faite par toutes les juridictions répressives saisies – de l’incompétence du juge pénal pour se prononcer sur la conformité des dispositions législatives servant de base à la poursuite, à une disposition du Titre III de la Constitution. Cette conséquence c’était, bien entendu, le sursis à statuer avec renvoi de la question préjudicielle au Tribunal Suprême. Si la Cour d’appel et la Cour de Révision ont admis cela, plus ou moins expressément, dans leurs quatre arrêts, elles n’ont pas moins pensé (la Cour d’appel à deux reprises, la Cour de Révision dans son second arrêt) que leur incompétence à statuer sur l’exception d’inconstitutionnalité ne les empêchait pas de faire application de la loi contestée et, partant, de prononcer une condamnation pour infraction à cette dernière. Là réside, de toute évidence, l’un des vices de la position, esquissée dès la première instance et qui a fini par l’emporter, selon laquelle le juge judiciaire saisi au principal, même s’il n’a pas compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution d’une loi dont dépend la solution du litige, peut néanmoins – et même doit – faire application de cette loi au litige. Appliquer un acte juridique, c’est nécessairement reconnaître sa validité, autrement dit, statuer, fût-ce implicitement, sur cette dernière. Cela est particulièrement vrai en matière pénale : comment admettre que le juge répressif puisse condamner le prévenu pour infraction à une disposition législative dont la constitutionnalité a été contestée par ledit prévenu s’il ne reconnaît pas implicitement que cette disposition est conforme à la Constitution – faute de quoi la condamnation ne serait ni plus ni moins que dépourvue de toute base légale ? La solution qui a finalement prévalu dans cette affaire repose donc sur une contradiction inhérente : les juridictions répressives saisies ne pouvaient pas tout à la fois se reconnaître incompétentes pour statuer sur la conformité des articles 6 et 44 de l’ordonnance- loi n° 669 à l’article 24 de la Constitution et, en même temps, condamner la dame C. pour infraction à ces dispositions sans avoir renvoyé la question par voie préjudicielle au Tribunal Suprême.
c) Mais c’est plus profondément encore que se situe la source véritable de l’attitude adoptée. Il est manifeste, en effet, que c’est le recours spontané et prématuré en appréciation de validité formé par la prévenue devant le Tribunal Suprême (et dont elle s’est désistée en cours d’instance) qui a gêné tout au long de la procédure des juridictions répressives. Le tribunal correctionnel semble avoir estimé que ce recours spontané rendait superflu un nouveau renvoi préjudiciel, mais n’empêchait pas de donner application à la loi puisque aussi bien il n’avait pas d’effet suspensif. La Cour de Révision, dans son premier arrêt, a certes considéré que le sursis a statuer s’imposait, mais elle a été d’avis que le recours déjà formé par la dame C. était le recours en appréciation de validité requis. Une fois le désistement de la dame C. acquis, la Cour d’Appel et la Cour de Révision ont estimé toutes deux que le Tribunal Suprême était à présent dessaisi et qu’il n’y avait donc plus lieu de lui renvoyer l’examen à titre préjudiciel de la constitutionnalité des dispositions législatives contestées.
A vrai dire ni le recours spontané et prématuré formé par la prévenue ni le désistement et la décision du Tribunal Suprême en donnant acte n’auraient dû perturber le processus qu’imposait normalement l’incompétence (non contestée) du juge pénal à statuer sur l’exception soulevée par la prévenue, à savoir le sursis à statuer et le renvoi préjudiciel au Tribunal Suprême.
Il appartenait, en effet, aux juridictions répressives de surseoir à statuer et de renvoyer la dame C. à se pourvoir devant le Tribunal Suprême dans les délais et les conditions prescrites sans se soucier autrement du recours qu’elle avait déjà pu avoir formé. C’est là le mécanisme normal de toutes les questions préjudicielles : le juge saisi au principal surseoit à statuer au fond et renvoie la partie intéressée (ou, selon le cas, la partie la plus diligente) à se pourvoir devant le juge compétent ; c’est alors aux parties elles-mêmes qu’il incombe de faire le nécessaire et de revenir devant le juge saisi au principal munies de la sentence préjudicielle du juge de renvoi. La question de savoir si le recours spontané et prématuré formé par la dame C. pouvait être considéré comme recevable au regard de la Constitution et des textes régissant le Tribunal Suprême relevait de l’appréciation du seul Tribunal Suprême, et les juges répressifs n’avaient pas à se prononcer là-dessus.
Pas davantage n’était-il justifié de regarder le renvoi au Tribunal Suprême comme inutile, voire comme impossible, à partir du moment où le Tribunal Suprême avait donné acte à la prévenue du désistement de son recours spontané et prématuré. Aucun des arguments avancés à cet égard par la Cour d’Appel et la Cour de Révision ne résiste à l’examen.
Pour la Cour d’Appel, on l’a vu, il n’existait plus, après la décision du Tribunal Suprême, de risque de contrariété entre le juge pénal et le Tribunal Suprême, et il était donc possible au juge pénal d’appliquer la loi sans risquer une décision d’inconstitutionnalité de la part du Tribunal Suprême. C’était oublier que la théorie des questions préalables et préjudicielles entre deux ordres de juridictions ne repose pas sur le souci d’éviter d’éventuelles contrariétés de décisions, mais sur l’articulation entre la nécessaire sauvegarde des compétences respectives des juridictions et le non moins nécessaire respect du principe selon lequel la bonne marche de la justice exige que le juge de l’action soit également le juge de l’exception. L’exemple français de la compétence concurrente du juge administratif de l’excès de pouvoir et du juge judiciaire répressif pour apprécier la légalité des règlements administratifs invoqués comme base de la poursuite ou comme moyen de défense, avec les contrariétés de solution assez fréquentes qu’elle entraîne, en fournit la preuve. Le problème en cause dans l’affaire C. n’était en aucune façon celui d’un risque de contrariété entre les positions qu’auraient pu adopter, sur la constitutionnalité des articles 6 et 44 de l’ordonnance- loi n° 669 , le juge répressif et le Tribunal Suprême ; il était – et il était uniquement – de savoir si la compétence en cette matière appartenait exclusivement au Tribunal Suprême, ou bien concurremment au Tribunal Suprême et au juge répressif. Ce n’est donc pas parce que le Tribunal Suprême n’aurait plus pu se prononcer sur la constitutionnalité des textes de loi contestés que le juge judiciaire serait devenu compétent pour le faire s’il avait été incompétent antérieurement : ou bien il avait compétence pour statuer sur cette question, ou bien il ne l’avait pas ; et la possibilité ou l’impossibilité de saisir désormais le Tribunal Suprême ne changeait rien à cela.
Quant au prétendu dessaisissement du Tribunal Suprême, l’argument reposait de toute évidence sur une pétition de principe : la question était précisément de savoir s’il convenait ou non de saisir cette juridiction d’un recours en appréciation de validité, et l’on ne voit pas en quoi le désistement du recours irrecevable formé par la prévenue préalablement à toute décision du juge du fond aurait interdit que le Haut Tribunal soit saisi régulièrement par la prévenue d’un recours en appréciation de validité formé dans les délais requis après la décision de renvoi du juge du fond. « Rien ne permettait plus désormais de retirer aux faits poursuivis leur caractère délictueux » : cette motivation du dernier arrêt de la Cour de Révision ne saurait emporter la conviction, puisque aussi bien il aurait suffi d’un sursis à statuer avec renvoi préjudiciel au Tribunal Suprême pour que ce dernier eût été mis en situation d’exercer la compétence qui lui est dévolue, et à lui seul, de se prononcer sur la conformité d’une loi à une disposition du Titre III de la Constitution.
De cette affaire, certes mal engagée par la prévenue, il ne reste en définitive que le regret face à une série de malentendus. Le premier arrêt de la Cour de Révision était irréprochable. Quel dommage que la solution de l’affaire ne lui soit pas restée fidèle !P. WEIL,Professeur à l’Université de droit,d’économie et des sciences socialesde Paris
Décide :
Article 1er : Il est donné acte du désistement ;
Article 2 : La dame C. est condamnée au paiement d’une amende de 500 francs ;
Article 3 : Les dépens sont mis à la charge de la dame C. ;
Article 4 : Expédition de la présente décision sera transmise au Ministre d’État.