13/07/2022
Communiqué TS 2022-01 et 2022-02 Hoirs M. et Association des propriétaires de Monaco c/ Etat de Monaco
Tribunal Suprême
Le Tribunal Suprême veille à la nécessaire conciliation
entre la sauvegarde du secteur protégé et le respect du droit de propriété
Par une décision du 12 juillet 2022, le Tribunal Suprême de la Principauté de Monaco a, à la demande de propriétaires monégasques et de l’Association des propriétaires de Monaco, annulé l’article 8 de la loi du 2 août 2021 relative à la sauvegarde et à la reconstruction des locaux à usage d’habitation relevant de la loi n° 1.235 du 28 décembre 2000.
En revanche, il a rejeté les critiques dirigées contre les autres dispositions de cette loi. Il a notamment estimé que le choix du législateur d’étendre le bénéfice du secteur protégé aux Enfants du Pays n’est pas contraire à la Constitution.
Par une décision du 31 mai dernier, il avait également rejeté les critiques de l’Association des propriétaires de Monaco dirigées contre la loi du 5 juillet 2021 portant création de l’allocation compensatoire de loyer pour les locaux d’habitation régis par la loi du 28 décembre 2000.
Le secteur protégé
Dans le but de permettre aux Monégasques et aux personnes ayant des liens particuliers avec la Principauté de se loger à Monaco, le législateur a soumis à un régime spécifique les locaux à usage d’habitation construits ou achevés avant le 1er septembre 1947. Ce régime, aujourd’hui prévu par la loi n° 1.235 du 28 décembre 2000 modifiée, impose notamment aux propriétaires concernés de déclarer leurs biens vacants et de les offrir à la location. Le choix du locataire est organisé en faveur des personnes protégées dans l’ordre de priorité fixé par la loi. Le montant des loyers ainsi que les conditions de renouvellement du bail et d’exercice, par le propriétaire, de son droit de reprise sont également encadrés par la loi. En outre, le législateur n’a pas entendu prévoir une indemnisation des préjudices résultant des restrictions ainsi apportées par cette loi à l’exercice du droit de propriété, les propriétaires subissant un préjudice anormal et spécial pouvant en demander réparation sur le fondement du principe constitutionnel d’égalité devant les charges publiques.
Le Tribunal Suprême juge de longue date que ce « secteur protégé » trouve une assise dans les exigences constitutionnelles résultant des caractères géographiques particuliers du territoire de l’État de Monaco et la priorité accordée par la Constitution aux Monégasques.
La protection du droit de propriété
Si les exigences qui viennent d’être rappelées ont valeur constitutionnelle, il en va de même du droit de propriété. En effet, le libre exercice de ce droit par chaque propriétaire est au nombre des libertés et droits fondamentaux expressément consacrés par la Constitution et placés, à ce titre, sous la protection du Tribunal Suprême. La Constitution prévoit que si l’Etat peut priver une personne de sa propriété, ce ne peut être que pour une cause d’utilité publique légalement constatée et moyennant une juste indemnité. Plus largement, le Tribunal Suprême juge de manière constante que toute restriction apportée au droit de propriété doit être justifiée par un motif d’intérêt général et qu’elle ne doit pas y porter une atteinte disproportionnée.
Par le passé, le Tribunal Suprême a déjà jugé que plusieurs dispositions de la loi régissant le secteur protégé portaient une atteinte excessive au droit de propriété et les a annulées.
Le dispositif contesté
Sans préjudice du respect des prescriptions en matière d’urbanisme, de construction et de voirie, l’article 8 de la loi conditionne les autorisations de démolition et de reconstruction des immeubles comprenant un ou plusieurs locaux d’habitation soumis à la loi du 28 décembre 2000.
Cette disposition impose que le projet de construction prévoie la construction de locaux d’habitation venant se substituer à ceux qui relèvent de la loi du 28 décembre 2000 et qui seront détruits. Au sein de l’immeuble reconstruit, un étage spécifique doit être affecté aux locaux d’habitation de substitution. Lorsque la surface intérieure des locaux d’habitation de cet étage spécifique est inférieure à la surface intérieure des locaux d’habitation relevant de la loi du 28 décembre 2000 qui seront détruits, le projet de construction doit prévoir l’affectation d’un second étage spécifique. Les étages spécifiques sont exclusivement composés de locaux de substitution. La loi détermine elle-même de manière précise la localisation des étages spécifiques au sein de l’immeuble à bâtir. En effet, le premier étage spécifique doit être situé à l’étage médian de l’immeuble à bâtir, entre le premier étage de locaux d’habitation et le dernier étage de l’immeuble, l’étage spécifique compris. En cas de nombre d’étages pair, l’étage spécifique est situé à l’unité supérieure. S’il y a lieu, le second étage spécifique est situé directement au-dessus du premier. En outre, un emplacement de stationnement automobile et une cave doivent être rattachés à chaque local d’habitation de substitution.
L’article 8 de la loi impose ensuite la cession à l’Etat, lors de l’achèvement des travaux, des locaux d’habitation de substitution situés, selon le cas, à l’étage ou aux étages spécifiques ainsi que des locaux accessoires et dépendances qui doivent être rattachés à chaque local d’habitation de substitution. Les modalités et le prix de cession de l’ensemble de ces locaux et de leurs dépendances sont fixés par l’accord commun du propriétaire et du Ministre d’Etat. La loi précise toutefois que « le prix sera calculé en prenant comme base le coût de construction, dont les éléments sont déterminés par arrêté ministériel ».
Par ailleurs, l’article 8 de la loi permet qu’à la demande du propriétaire et avec l’accord de l’Etat, le projet de construction ne prévoie pas la construction de locaux d’habitation de substitution au sein de l’immeuble reconstruit. Dans ce cas, le propriétaire doit procéder, au choix de l’Etat, soit à la dation de locaux existants, construits et achevés après le 1er septembre 1947, non régis par la loi du 28 décembre 2000 et présentant des surfaces et qualités équivalentes aux locaux de substitution qui auraient dû être construits, soit à l’affectation, au sein d’un immeuble objet d’une autre demande d’autorisation de démolir et de construire déposée concomitamment, d’un ou deux étages spécifiques d’une surface égale ou supérieure à celle des locaux de substitution qui auraient dû être construits.
En outre, l’article 8 de la loi prévoit l’octroi de plein droit par l’Etat, en contrepartie de la cession des locaux d’habitation de substitution ou de la dation de locaux d’habitation de compensation, d’une majoration de volume constructible, dans la limite, selon le cas, d’un ou deux étages, par rapport au volume qui était occupé par l’immeuble détruit ou par rapport au volume constructible autorisé par les cotes maximales du niveau supérieur des bâtiments telles qu’inscrites au Règlement d’urbanisme.
Enfin, l’article 8 de la loi prévoit que ses dispositions ne sont pas applicables aux demandes d’autorisation de démolir et de construire pour lesquelles la majoration du volume constructible ne peut être octroyée en raison d’une impossibilité technique ou juridique. Il précise, en particulier, que ses dispositions ne s’appliquent pas, d’une part, aux bâtiments « remarquables » au sens du Règlement d’urbanisme et à ceux situés dans le secteur réservé.
La décision du Tribunal Suprême
Le Tribunal Suprême a tout d’abord constaté que le législateur poursuivait, par la disposition critiquée, des objectifs d’intérêt général. En effet, la démolition et la reconstruction d’un immeuble a pour effet de mettre fin à l’application du régime prévu par la loi du 28 décembre 2000 aux locaux d’habitation relevant, au sein de l’immeuble, de cette loi. Le législateur a ainsi cherché à faire obstacle à la disparition progressive des locaux régis par la loi du 28 décembre 2000 par l’effet des promotions immobilières. Il a également voulu assurer la transformation et le renouvellement de ces locaux d’habitation pour permettre, à terme, aux personnes protégées de vivre dans des immeubles plus confortables. Enfin, il a souhaité libérer, à terme, les propriétaires privés des contraintes résultant de l’application de la loi du 28 décembre 2000 par le « repositionnement de l’Etat en tant qu’acteur principal et stratégique du secteur protégé ».
Au regard de ces objectifs, le Tribunal Suprême a estimé que l’article 8 de la loi pouvait être regardé comme concourant aussi longtemps que nécessaire à ce que les Monégasques et les personnes ayant des liens particuliers avec la Principauté puissent se loger à Monaco et, par suite, au respect des exigences constitutionnelles précédemment rappelées.
Le Tribunal Suprême a ensuite examiné le mécanisme prévu au regard de ses conséquences financières. A cet égard, il constaté que la loi prévoit la cession à l’Etat d’un ou deux étages de l’immeuble reconstruit ou d’un autre immeuble à reconstruire ou, à défaut, la dation par le propriétaire concerné de locaux d’habitation présentant des caractéristiques équivalentes. Si la loi énonce que l’indemnité de cession versée par l’Etat, laquelle doit tenir compte des surfaces extérieures, est déterminée d’un commun accord entre le propriétaire et l’Etat, le Tribunal a relevé que le défaut d’accord de l’Etat sur le montant de l’indemnité fait obstacle à l’octroi de l’autorisation de démolition et de reconstruction. En outre, s’il est prévu que l’indemnité est calculée en prenant « comme base » le coût de la construction des locaux, il ressort des travaux préparatoires de la loi que cette disposition doit être interprétée comme plafonnant l’indemnité versée par l’Etat au coût de la construction tel que précisé par un arrêté ministériel.
Le Tribunal Suprême a constaté que si l’indemnité versée par l’Etat ne correspond dès lors pas à la valeur vénale des biens concernés, le législateur a toutefois prévu, à titre de contrepartie, l’octroi, de plein droit et par dérogation aux règles d’urbanisme applicables, d’une majoration de volume constructible. Si la loi peut avoir pour effet d’imposer à un propriétaire de céder des locaux d’une surface supérieure à celle des locaux de l’immeuble concerné régis par la loi du 28 décembre 2000, il bénéficie, au titre de la majoration de surface constructible, d’une surface supplémentaire identique à celle cédée. Par ailleurs, les étages supérieurs construits au bénéfice de la majoration, d’une superficie égale ou supérieure à celle des locaux d’habitation régis par la loi du 28 décembre 2000, ne sont pas soumis aux dispositions de cette loi. Leur valeur vénale et leur valeur locative sont ainsi supérieures à celles des locaux détruits et des locaux cédés qui sont soumis au régime prévu par la loi du 28 décembre 2000.
La décision du Tribunal mentionne que si l’Etat peut autoriser, en dehors du cadre défini par la loi attaquée, la réalisation d’une construction dont le volume dépasse l’indice de construction dans des secteurs d’aménagement délimités et réglementés, c’est à la condition que le propriétaire verse à l’Etat une somme égale à la moitié de la différence entre la valeur de vente et le coût de la construction.
Le Tribunal Suprême en a déduit qu’il n’y avait pas lieu de considérer que le bénéfice à titre gratuit d’une majoration de volume constructible ne constituerait pas une compensation raisonnable de la cession prévue par la loi.
Le Tribunal Suprême a toutefois jugé que l’article 8 de la loi portait une atteinte excessive au droit de propriété pour plusieurs raisons.
En premier lieu, si l’emplacement de stationnement automobile et la cave qui doivent être rattachés à chaque local d’habitation de substitution font l’objet d’une cession à l’Etat à titre onéreux, la loi ne prévoit pas de compensation en volume pour ces locaux et dépendances. Par suite, l’obligation légale d’affecter ces locaux et dépendances aux locaux d’habitation cédés à l’Etat est susceptible, eu égard aux caractéristiques de l’immeuble, de remettre en cause la disponibilité, pour le ou les propriétaires de l’immeuble, d’une partie de ces locaux et dépendances.
En deuxième lieu, en conditionnant la démolition et la reconstruction des immeubles comprenant des locaux d’habitation régis par la loi du 28 décembre 2000 au respect de ses dispositions, l’article 8 de la loi a pour effet, dans le cas d’une copropriété, de restreindre l’exercice du droit de propriété non seulement des propriétaires de locaux d’habitation relevant de la loi du 28 décembre 2000 mais également des propriétaires de locaux d’habitation qui ne sont pas régis par cette loi. En outre, les dispositions critiquées ne garantissent pas que la localisation des étages spécifiques et la majoration de volume constructible n’aient pas d’incidence négative sur la situation et la valeur vénale des appartements des propriétaires de locaux d’habitation ne relevant pas de la loi du 28 décembre 2000.
En troisième lieu, l’article 8 de la loi conditionne le droit de démolir et de reconstruire son bien, composante du droit de propriété, à l’obligation, pour les propriétaires concernés, d’entrer en copropriété avec l’Etat pour une durée indéterminée.
En dernier lieu, il ne ressortait pas de l’ensemble des pièces soumises au Tribunal Suprême que les objectifs poursuivis par le législateur n’auraient pu être satisfaits par des dispositions portant une atteinte moindre au libre exercice du droit de propriété.
Le Tribunal Suprême a fondé son appréciation sur l’ensemble des éléments qui viennent d’être rappelés. Il a également tenu compte de l’ensemble des restrictions déjà apportées par le législateur au droit de propriété des propriétaires de locaux d’habitation relevant du secteur protégé.