Décisions

29/11/2018

Communiqué TS 2018-08 S.A.M. CAROLI IMMO c/ Ministre d’État

Tribunal Suprême

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Le Tribunal Suprême affirme l’obligation pour le Gouvernement princier de respecter l’exigence de sécurité juridique

Par une décision du 29 novembre 2018, le Tribunal Suprême de la Principauté de Monaco a jugé illégal le retrait de la signature de l’État du contrat qu’il avait signé avec la société SAMEGI, devenue CAROLI IMMO, en vue de la réalisation d’un projet culturel et immobilier. Il a estimé qu’une telle décision méconnaissait le principe de sécurité juridique et la protection constitutionnelle des intérêts financiers de la société résultant de la conclusion du contrat.

Le 5 septembre 2014, l’État de Monaco, la Société Monégasque d’Études et des Gestion Immobilières (SAMEGI) Groupe Caroli, société anonyme monégasque de projet, et le célèbre archéologue sous-marin Franck Goddio ont conclu un protocole d’accord relatif à la conception, au financement et à la réalisation d’un vaste projet culturel et immobilier sur l’Esplanade des Pêcheurs du Port Hercule. Ce projet devait permettre la réalisation d’un musée dénommé Centre de l’Homme et de la Mer, d’un Musée de la Famille princière, de logements, bureaux et commerces ainsi que d’une esplanade.

La réalisation de ce projet était doublement conditionnée : du côté de l’État, par le dépôt et le vote d’un projet de loi de désaffectation du terrain d’assiette devant accueillir les différents bâtiments ; du côté de la société, par la réalisation de schémas d’aménagement garantissant que les Grands Prix organisés par l’Automobile Club de Monaco pourraient continuer à se dérouler et plus précisément que le Port Hercule pourrait toujours continuer à accueillir l’ensemble des équipements nécessaires à la retransmission télévisée des compétitions, le TV Compound.

Après avoir déposé le projet de loi de désaffectation sur le bureau du Conseil national, le Gouvernement princier a retiré ce projet de loi en juillet 2015. Par la suite, le Ministre de l’État a refusé à plusieurs reprises, notamment par la décision du 22 juillet 2017 attaquée devant le Tribunal Suprême, de redéposer ce projet de loi.

La société CAROLI IMMO a présenté au Gouvernement princier plusieurs schémas d’aménagement et tenu de nombreuses réunions de travail avec les services de l’État entre 2015 et 2017. Le Ministre d’État a refusé toutes les propositions techniques de la société au motif qu’elles n’avaient pas reçu préalablement l’agrément de l’Automobile Club de Monaco.

La société CAROLI IMMO a saisi le Tribunal Suprême d’un recours tendant, d’une part, à l’annulation du retrait de la signature de l’État résultant des décisions successives du Ministre d’État et du refus de redéposer un projet de loi, d’autre part, à l’indemnisation du préjudice qu’elle estime avoir subi de ce fait.

Plusieurs points doivent être signalés :

1 – La compétence du Tribunal Suprême

Le Tribunal Suprême a, tout d’abord, reconnu sa compétence pour se prononcer sur un retrait de signature d’un contrat public. Il rappelle qu’il n’est pas le juge des contrats signés entre les administrations et des personnes privées et des conditions d’exécution de ces contrats, cette compétence appartenant au Tribunal de première instance. Pour autant, il confirme sa jurisprudence antérieure selon laquelle il est compétent à l’égard des actes administratifs détachables des contrats publics parmi lesquels on trouve la décision de signer le contrat et, par voie de conséquence, celle de retirer une telle signature.

En revanche, il a estimé qu’il n’était pas compétent pour se prononcer sur le refus du Gouvernement de déposer un projet de loi de désaffectation dès lors que cette décision n’est pas une décision administrative et n’est pas, par elle-même, de nature à mettre en cause l’exercice d’une liberté ou d’un droit garanti par le titre III de la Constitution.

2 – La qualification des actes attaqués : un retrait de la signature de l’État

Le Tribunal Suprême a examiné si les actes du Ministre d’État caractérisaient, comme le soutenait la société requérante, un retrait de la signature de l’État.

Il a relevé que le contrat prévoyait une surface de 3000 m2 minimum pour l’installation du TV Compound à l’issue d’une concertation préalable à la signature du contrat et à la demande de l’Automobile Club de Monaco. Entre 2015 et 2017, la société a proposé plusieurs schémas d’aménagement portant la surface du TV Compound à 4330 m2, surface similaire ou supérieure à celle des TV compound d’autres grands prix de Formule 1, et envisageant plusieurs localisations. Toutes ces propositions ont été jugées insuffisantes par l’Automobile Club de Monaco. La société requérante a affirmé, sans être démentie par le Ministre d’État, que l’Automobile Club de Monaco a formulé des exigences nouvelles et toujours croissantes allant jusqu’à envisager une surface nécessaire de 9300 m2, soit 11 % de plus que l’emprise physique du projet et le triple de la surface minimale nécessaire prévue le contrat.

Par ailleurs, le Ministre d’État, représentant l’État partie au contrat, a estimé devoir s’en remettre à l’appréciation de l’Automobile Club de Monaco et a exigé que les schémas d’aménagement proposés par la société soient définitivement agréés par cette association.

Le Tribunal Suprême a également constaté que, malgré l’impossibilité de répondre pleinement aux exigences formulées par les instances organisatrices des grands prix automobiles, le Gouvernement princier n’a pas estimé devoir résilier unilatéralement le contrat pour motif d’intérêt général et sous réserve des droits à indemnité de son cocontractant.

Ainsi, eu égard aux conditions dans lesquelles les stipulations du contrat sont demeurées durablement privées de tout effet et aux motifs qui ont fondé les décisions successives du Ministre d’État, celles-ci ont été regardées par le Tribunal Suprême comme caractérisant un retrait de la signature de l’État.

3 – Principe de sécurité juridique et protection des biens privés

Le Tribunal Suprême a rappelé dans sa décision qu’en vertu de l’article 2 de la Constitution, la protection des droits fondamentaux des monégasques comme de tous les résidents s’inscrit dans l’affirmation de la Principauté de Monaco comme État de droit. À l’instar de nombreuses juridictions supérieures étrangères, le Tribunal Suprême a souligné que le principe de sécurité juridique est inhérent à l’État de droit et concourt à la garantie des libertés et droits fondamentaux. Il appartient ainsi à l’ensemble des autorités publiques de respecter les exigences découlant du principe de sécurité juridique et au Tribunal Suprême d’en assurer la protection, conformément à la mission que lui confie la Constitution.

Le Tribunal Suprême a également précisé, à l’occasion du litige qui lui était soumis, certaines des exigences découlant du principe de sécurité juridique. La décision indique ainsi que ce principe implique qu’il ne soit pas porté une atteinte excessive aux situations contractuelles en cours. Si l’administration demeure libre d’adapter ses décisions aux circonstances, le principe de sécurité juridique protège également la confiance légitimement placée par les administrés dans le maintien de certaines décisions de l’administration. Il ne fait pas obstacle au droit de l’administration de résilier unilatéralement un contrat administratif pour un motif d’intérêt général et sous réserve de l’indemnisation de son cocontractant.

Le principe de sécurité juridique inspire également la reconnaissance, par le Tribunal Suprême, de l’espérance légitime de jouir d’un bien et sa protection par l’article 24 de la Constitution au titre de la garantie du droit de propriété. La conclusion d’un contrat entre l’État et une personne privée est ainsi susceptible de faire naître, pour la personne privée, une espérance légitime de bénéficier des contreparties économiques résultant de l’exécution du contrat.

4 – L’illégalité de la décision attaquée et ses conséquences

Le Tribunal Suprême a jugé que si le retrait de la signature de l’État pouvait être regardé comme inspiré par des considérations d’intérêt général tenant au maintien de l’organisation en Principauté de courses automobiles de renommée internationale, cette décision unilatérale avait porté une atteinte disproportionnée au droit de propriété et au principe de sécurité juridique garantis par la Constitution dès lors qu’elle avait anéanti rétroactivement les effets produits par le contrat pendant plusieurs années et fait obstacle à toute indemnisation de la société contractante.

L’illégalité de la décision constatée par le Tribunal Suprême devrait, en principe, conduire à son annulation et, par voie de conséquence, à replacer les parties dans la relation contractuelle. Conformément à l’article 90 de la Constitution, elle implique également l’indemnisation des préjudices directs et certains effectivement subis par la société, estimés par elle à plus de 423 millions d’euros.

Le Tribunal Suprême a décidé d’ordonner des mesures pour sa complète information et de reporter sa décision sur les demandes d’annulation et d’indemnisation.

Le Tribunal a ainsi prescrit que lui soient présentés avant le 1er septembre 2019 :

– les observations de l’État et de la société requérante sur les effets de l’annulation susceptible d’être prononcée sur les intérêts publics et privés en présence, précisant l’ensemble des circonstances postérieures à la décision attaquée, notamment celles qui seraient de nature à faire définitivement obstacle à l’exécution du contrat ;

– les résultats d’une expertise sur la réalité et le montant des différents préjudices allégués par la société.

S’il y a toujours lieu, le Tribunal Suprême se prononcera à l’issue d’une procédure contradictoire sur ces pièces nouvelles et d’une nouvelle audience.