Décisions

20/06/1979

Décision Association syndicale autonome des fonctionnaires c/ le Ministre d’État

Tribunal Suprême

Monaco

20 juin 1979

Association syndicale autonome des fonctionnaires

Abstract

Compétence
Contentieux administratif – Recours en annulation – Ordonnance souveraine prise pour l’exécution d’une loi – Recours pour excès de pouvoir – Moyens tirés de la violation de dispositions constitutionnelles – Recevabilité.
Droits et libertés constitutionnels
Égalité devant la loi – Champ d’application – Personnes se trouvant dans des situations identiques.
Priorité des Monégasques pour l’accession aux emplois publics – Possibilité pour la loi d’en écarter l’application compte tenu des nécessités de l’organisation et du fonctionnement des services.
Fonctionnaires et agents publics
Droits et obligations – Domaine législatif – Délégation du législateur pour l’édiction par la voie réglementaire des mesures nécessaires à l’application des dispositions législatives – Exercice normal d’un pouvoir général.
Procédure
Conclusions – Étendue – Appréciation par le Tribunal Suprême.
Le Tribunal Suprême

Réuni en Assemblée Plénière et statuant en matière administrative,

Vu la requête présentée le 24 octobre 1978 par l’Association Syndicale des Fonctionnaires tendant à l’annulation pour cause d’inconstitutionnalité de la loi n° 975 du 12 juillet 1975 , ainsi que de l’ Ordonnance Souveraine n° 6364 du 17 août 1978 et des textes subséquents ; à défaut et si les textes considérés devaient être reconnus conformes à la Constitution, à l’annulation de l’ Ordonnance Souveraine n° 6364 du 17 août 1978 pour violation de l’ article de la loi n° 975 ;

Ce faire, attendu que la loi n° 975 du 12 juillet 1975 portant statut des fonctionnaires de l’État dispose dans son article 4 que « l’accès aux emplois visés à l’article 2 ne peut avoir lieu que dans les conditions prévues au présent statut. Toutefois, une Ordonnance Souveraine déterminera les emplois supérieurs pour lesquels les nominations sont laissées à la seule décision de l’autorité compétente » ;

Qu’au titre de ces dispositions législatives, l’ Ordonnance n° 6364 énumère d’abord les emplois supérieurs auxquels la nomination est délaissée à l’autorité compétente puis applique le même régime de recrutement aux « collaborateurs personnels et directs du Ministre d’État et des Conseillers du Gouvernement » ; que ces dispositions apparaissent comme entachées d’illégalités ; qu’en effet :

les textes sus énoncés enfreignent l’article 51 de la Constitution aux termes duquel « les obligations, droits et garanties fondamentaux des fonctionnaires, ainsi que leur responsabilité civile et fiscale, sont fixés par la loi » ; en effet, les conditions de nomination rentrent dans les catégories énoncées par cet article ; la loi n° 975 ne pouvait donc, en la matière des nominations, déléguer à une Ordonnance Souveraine le pouvoir de déroger à ses propres dispositions ;

les textes énoncés enfreignent l’article 7 de la Constitution aux termes duquel « les Monégasques sont égaux devant la loi. Il n’y a pas entre eux de privilège » ; en effet, lesdits textes instaurent une inégalité entre les citoyens monégasques devant la loi en permettant au Gouvernement de dispenser les candidats à certaines fonctions de subir les dispositions générales de recrutement définies tant par la loi n° 975 que par la Section II de l’ Ordonnance n° 6364 ;

les textes sus énoncés enfreignent l’article 25 de la Constitution aux termes duquel « la priorité est assurée aux Monégasques pour l’accession aux emplois publics et privés dans les conditions prévues par la loi ou les « conventions internationales » ; lesdits textes en effet, en ouvrant à « l’autorité compétente » un pouvoir de nomination qui n’est subordonné à aucune condition, permettent à cette autorité de méconnaître la priorité des citoyens Monégasques ;

supposer que par impossible la loi n° 975 doive être regardée comme conforme à la Constitution, il resterait à considérer que l’ Ordonnance n° 6364 enfreint l’ article de la loi n° 975 , puisque la mission de « déterminer » les emplois supérieurs auxquels la nomination est délaissée à l’autorité compétente impose nécessairement au Gouvernement l’obligation soit de dresser une liste exhaustive de ces emplois, soit de formuler les critères permettant de les définir, alors que l’Ordonnance attaquée, après l’énumération d’un certain nombre d’emplois, énonce en une formule vague « les collaborateurs personnels et directs » éludant ainsi l’obligation de limiter un pouvoir discrétionnaire dévolu au Gouvernement.

Vu la contre-requête en date du 26 décembre 1978, par laquelle le Ministre d’État conclut au rejet de la requête pour les motifs :

Qu’en premier lieu, les conclusions de l’Association requérante tendant à l’annulation pour cause d’inconstitutionnalité de la loi n° 975 du 12 juillet 1975 doivent être rejetées comme tardives puisque l’Association requérante a saisi le Tribunal Suprême de ces conclusions le 24 octobre 1978 alors que la loi a été publiée au Journal de Monaco, le 18 juillet 1975 ; en second lieu et au fond, le moyen tiré d’une prétendue violation de l’article 51 de la Constitution par l’ article de la loi n° 975 n’est pas recevable. En effet, le Tribunal Suprême, étant saisi d’un recours en appréciation de validité de l’article 4 de la loi, est appelé à se prononcer en matière constitutionnelle ; il ne saurait donc connaître d’un moyen tiré de la violation de l’article 51 de la Constitution, puisque cet article ne concerne pas les libertés et droits consacrés par le Titre III de la Constitution ; le moyen d’annulation de l’ Ordonnance Souveraine n° 6364 , pris par l’Association requérante, par voie de conséquence de l’inconstitutionnalité de l’article 4 de la loi, doit donc être écarté ; surabondamment, l’Ordonnance Souveraine attaquée n’est entachée d’aucun vice d’incompétence, puisque l’énoncé des emplois supérieurs prévus à l’article 4 de la loi ne concerne pas les obligations, droits et garanties fondamentaux des fonctionnaires, ni leur responsabilité civile et pénale ;

Que le principe d’égalité des citoyens devant la loi, institué par l’article 17 de la Constitution n’a d’effet qu’à l’égard des personnes se trouvant dans des conditions identiques ; que si deux modes de recrutement sont institués, il n’en résulte pas que les candidats à l’un ou l’autre des deux types d’emplois se trouvent placés entre eux dans des conditions différentes ; dans ces conditions, il n’y a pas de violation de principe ;

Que la priorité de recrutement des citoyens Monégasques n’est pas non plus enfreinte ; l’ article de la loi n° 975 ne préjuge en rien de la nationalité des personnes susceptibles d’être nommées à des emplois supérieurs. Il n’en exclut nullement les nationaux Monégasques et ne fait pas davantage obligation à l’autorité compétente de choisir par priorité des ressortissants étrangers ; l’article 4 est étranger à l’article 25 de la Constitution ; la priorité ne peut intervenir que si le candidat possède les titres requis ; or, la nomination à un emploi supérieur n’est pas subordonnée à la possession de titres déterminés, l’autorité compétente appréciant dans chaque cas et intuitu personae si le candidat correspond bien au profil exigé ; le moyen tiré de la prétendue violation de l’article 25 de la Constitution ne peut donc être retenu, et par voie de conséquence, la légalité à ce titre de l’Ordonnance n’est pas contestable ;

Que le dernier moyen concerne la seule légalité de l’Ordonnance ; il est tiré de ce que l’Ordonnance, en assimilant aux titulaires d’emplois supérieurs « les collaborateurs personnels et directs du Ministre d’État et des Conseillers de Gouvernement » aurait manqué à l’obligation que lui faisait la loi de déterminer les emplois supérieurs ; or, en précisant les seules activités dont il s’agit, et en faisant référence au caractère personnel et direct des liens qui doivent unir les agents considérés à leurs chefs immédiats, l’Ordonnance a fait de ces emplois une détermination suffisante ; à Monaco, comme en France, les membres des Cabinets Ministériels constituent un ensemble d’agents parfaitement distincts des fonctionnaires faisant statutairement partie des directions et services de l’Administration. La critique de l’Association requérante ne vise d’ailleurs pas le principe même de tels emplois, mais l’application abusive qui pourrait être faite des dispositions de l’ordonnance attaquée ;

Vu le mémoire en réplique de l’Association Syndicale requérante en date du 24 janvier 1979, persistant dans les conclusions de sa requête par les mêmes moyens et, en outre, par les motifs :

Que le recours est essentiellement dirigé contre l’ Ordonnance n° 6364 publiée au Journal de Monaco du 18 août 1978, mention étant faite de l’inconstitutionnalité de la loi n° 975 d’une façon médiate découlant de la demande d’annulation de l’Ordonnance ; il est évident que le Tribunal Suprême est saisi en matière administrative dans les termes de l’article 90 § A alinéa 2 de la Constitution puisque la requête tend à l’annulation d’une Ordonnance Souveraine prise pour l’exécution d’une loi. Il s’ensuit que les divers moyens d’inconstitutionnalité sont recevables, l’inconstitutionnalité invoquée en matière administrative devant s’interpréter comme une variété du contrôle de légalité ; cela étant :

a) l’Ordonnance attaquée viole l’article 51 de la Constitution puisque les obligations, droits et garanties fondamentaux des fonctionnaires sont engagés dans les conditions de la nomination et dans le développement de carrière qui procède de cette dernière ; qu’ainsi, c’est toute la carrière du fonctionnaire qui échappe à l’application des dispositions légales du statut ;

b) le défaut d’application du statut fait disparaître les critères de recrutement, empêchant ainsi de vérifier l’existence de conditions identiques entre les citoyens. Il n’est pas possible de prétendre que toute personne a vocation à présenter sa candidature dès lors que cette possibilité est assortie de la justification de qualités qui sont laissés à l’arbitraire du Gouvernement. La vocation à présenter une candidature ne peut d’ailleurs être exercée faute de publication de la vacance d’emploi. L’ Ordonnance n° 6364 enfreint donc l’article 17 de la Constitution ;

c) la priorité de recrutement en faveur des Monégasques est rendue vaine par l’institution d’un choix intuitu personae, d’une part, parce que la loi ne fixe pas les conditions d’exercice de cette priorité dans le cas de nomination délaissée aux choix de l’autorité compétente, d’autre part, parce que les candidats éventuels ne sont pas informés de la vacance de l’emploi. L’Ordonnance enfreint donc l’article 25 de la Constitution.

Qu’en ce qui concerne la violation de l’ article de la loi n° 975 par l’Ordonnance attaquée, il est à remarquer que les deux dispositions consécutives de l’Ordonnance impliquent une différence entre les emplois supérieurs, qui sont énumérés, et les emplois évoqués globalement dont la nature n’est pas définie, les termes « collaborateurs personnels et directs » pouvant à la limite s’appliquer au chauffeur personnel du Ministre ou à un huissier ou à un autre membre du personnel de catégorie inférieure. L’Ordonnance ne satisfait donc pas à l’exigence de l’article 4 de la loi qui prescrit que les emplois dont il s’agit soient déterminés. L’Ordonnance est donc entachée d’illégalité ;

Vu le mémoire en duplique en date du 22 février 1979 par lequel le Ministre d’État persiste dans les conclusions de la contre-requête par les mêmes moyens et, en outre, par les motifs :

Que les conclusions de la requête tendent réellement à l’annulation de la loi n° 975 ; que la tardiveté de ces conclusions est évidente ; qu’elles doivent, en conséquence, être rejetées comme irrecevables ;

Que l’illégalité de l’Ordonnance résulterait par voie de conséquence de l’inconstitutionnalité prétendue de l’ article de la loi n° 975 ; le Tribunal Suprême ne pourrait se prononcer sur la validité de ce texte que dans le cadre de l’article 90 A de la Constitution, c’est-à-dire en Assemblée plénière et sur un moyen pris d’une atteinte aux droits consacrés par le Titre III de la Constitution ; le Tribunal Suprême n’est donc pas compétent pour statuer sur le moyen pris de la violation de l’article 51 de la Constitution ; de surcroît la requérante ne démontre pas que l’ article de la loi n° 975 contreviendrait à l’article 51 de la Constitution ; que l’ Ordonnance n° 6364 , en plaçant hors statut un certain nombre d’emplois ne met pas en cause les droits que les autres agents tiennent du statut général ; que la compétence dévolue au législateur s’étend non seulement à l’édiction des règles fondamentales du statut, mais tout autant à la détermination des emplois supérieurs dont les titulaires ne pourront prétendre à l’intégralité des garanties statutaires ;

Que le législateur a pu, sans enfreindre le principe d’égalité, prévoir des conditions de recrutement spéciales aux emplois supérieurs qui comportent des responsabilités particulières ; qu’ainsi la loi n° 975 n’a pas enfreint l’article 51 de la Constitution ;

Que l’ article de la loi n° 975 ne met pas en cause le principe, formulé dans l’article 25 que « la priorité est assurée aux Monégasques pour l’accession aux emplois publics et privés dans les conditions prévues par la loi ou les conventions internationales » ; qu’en effet cette priorité ne s’exerce qu’autant que le candidat possède les titres requis pour accéder à l’emploi vacant ; que la nomination à un emploi supérieur n’étant pas, par définition, subordonnée à la possession d’un titre déterminé, le Gouvernement ne saurait se voir opposer la possession d’un titre quelconque par un candidat prétendant au bénéfice de la priorité ;

Qu’enfin, l’Ordonnance Souveraine n’est pas entachée d’illégalité en tant qu’elle énoncerait sans une précision suffisante « les collaborateurs personnels et directs du Ministre d’État et les Conseillers du Gouvernement » ; qu’il est vain de critiquer cette disposition en anticipant les applications abusives qui pourraient, par pure hypothèse, en être faites ;

Vu l’acte attaqué ;

Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Vu l’ Ordonnance Constitutionnelle du 19 décembre 1962 , notamment ses articles 17, 25 et 51 ;

Vu la loi n° 975 du 12 Juillet 1975 portant statut des fonctionnaires de l’État ;

Vu l’ Ordonnance Souveraine n° 2984 du 16 avril 1963 , modifiée, sur l’Organisation et le Fonctionnement du Tribunal Suprême ;

Vu l’Ordonnance de M. le Président du Tribunal Suprême en date du 26 Mars 1979, par laquelle il a ordonné le renvoi de la cause devant l’Assemblée Plénière du Tribunal Suprême ;

Ouï M. Alfred Potier, Membre du Tribunal Suprême en son rapport ;

Ouï Maîtres Sbarrato et G.H. George en leurs observations ;

Ouï M. le Procureur Général en ses conclusions ;

Sur l’étendue des conclusions :

Considérant, en premier lieu, que, dans le texte de la requête, les conclusions du recours tendaient formellement, au moins en tant que de besoin, à l’annulation pour inconstitutionnalité de la loi n° 975 du 12 juillet 1975 portant statut des fonctionnaires de l’État, mais que, dans le dernier état de l’instruction, le recours ne conclut plus à cette annulation, et se borne à tirer, de l’inconstitutionnalité supposée de l’article 4 de la loi susmentionnée, des moyens à l’appui de conclusions qui tendent seulement à ce que l’ Ordonnance Souveraine n° 6364 du 17 août 1978 déterminant les emplois supérieurs visés par l’article 4 de la loi susmentionnée soit annulée comme étant inconstitutionnelle, tant en elle-même que par voie de conséquence ; que par suite, le Tribunal Suprême n’a pas à statuer sur des conclusions en annulation de la loi n° 975 du 12 juillet 1975 portant statut des fonctionnaires de l’État ;

Considérant en deuxième lieu que les conclusions tendant subsidiairement à ce que l’ Ordonnance Souveraine n° 6364 du 17 août 1978 soit annulée, non plus pour inconstitutionnalité, mais pour violation de l’ article de la loi n° 975 du 12 juillet 1975 susmentionné, ne sont assorties d’aucun moyen concernant le premier alinéa de cette Ordonnance Souveraine ; que, par suite, ces conclusions ne sont recevables qu’en ce qui concerne le deuxième alinéa de ladite ordonnance ;

Considérant, en définitive que le Tribunal Suprême se trouve saisi ;

d’une part, de conclusions en annulation de l’ Ordonnance Souveraine n° 6364 en son entier par des moyens d’inconstitutionnalité ;

d’autre part, de conclusions en annulation du seul deuxième alinéa de la même ordonnance par des moyens d’illégalité ;

Sur les moyens d’inconstitutionnalité :

I. – Sur la recevabilité :

Considérant que, d’une part, le Tribunal Suprême est saisi par l’Association requérante d’un recours en annulation pour excès de pouvoirs dirigé contre l’ Ordonnance Souveraine n° 6364 du 17 août 1978 ; que, d’autre part, cette Ordonnance Souveraine est prise pour l’exécution de la loi n° 975 du 12 juillet 1975 ; qu’il en résulte que le recours entre dans la catégorie des « recours en annulation pour excès de pouvoirs formés contre les Ordonnances Souveraines prises pour l’exécution des lois », telle que cette catégorie est définie par l’article 90 § B – 1°) de la Constitution ; que ce dernier texte, à la différence du paragraphe A – 1°) du même article qui ne concerne que « les recours en annulation qui ne sont pas visés au paragraphe B du présent article », ne limite pas la recevabilité des moyens à ceux qui sont tirés d’une atteinte aux libertés et droits consacrés par le Titre II de la Constitution ; qu’il s’ensuit que tous les moyens tirés de la violation de dispositions constitutionnelles quelconques peuvent être soulevés à l’appui de recours et peuvent être examinés par le Tribunal Suprême statuant en matière administrative dans les conditions prévues au paragraphe B – 3°) de l’article 20 de la Constitution ;

II. – Sur la constitutionnalité :

Considérant en premier lieu, que si, aux termes de l’article 51 de la Constitution, « les obligations, droits et garanties fondamentaux des fonctionnaires ainsi que leur responsabilité civile et pénale, sont fixés par la loi », cette disposition n’a ni pour objet, ni pour effet d’exclure le pouvoir général, que le législateur exerce conformément à la Constitution, d’habiliter le Gouvernement pour l’édiction, par la voie réglementaire des mesures qu’il est nécessaire de prendre à l’effet d’assurer l’application des dispositions législatives ; que, notamment, dans le domaine du statut des fonctionnaires, les conditions particulières de nomination exigées par la nature de certains emplois font partie des modalités d’application des dispositions législatives générales régissant cette matière des nominations ; que les mesures d’application à prendre en la matière peuvent donc être déléguées au Gouvernement ; que la loi peut apporter elle-même des exceptions aux règles qu’elle institue ; qu’il s’ensuit que si, après avoir érigé en règle générale le recrutement « dans les conditions prévues au présent statut », l’ article de la loi n° 975 dispose que « toutefois une Ordonnance Souveraine déterminera les emplois supérieurs pour lesquels les nominations sont laissées à la seule décision de l’autorité compétente », une telle habilitation ne constitue que l’exercice normal d’un pouvoir général ; que dès lors, ni l’ article de la loi n° 975 ni l’ Ordonnance Souveraine n° 6364 se sont entachées d’une violation de l’article 51 de la Constitution ;

Considérant, en deuxième lieu, que si, aux termes de l’article 17 de la Constitution « les monégasques sont égaux devant la loi. Il n’y a pas entre eux de privilèges », le respect de cette disposition constitutionnelle dans le domaine du statut des fonctionnaires exige seulement qu’il ne soit institué aucune discrimination soit entre les fonctionnaires d’un même cadre, corps ou grade, soit entre les candidats au même emploi, ; pourvu que les uns et les autres se trouvent dans des situations identiques ; qu’entre les candidats à des emplois qui sont respectivement pourvus par des systèmes de nomination différents, il y a une différence de situation qui fait que la règle de l’égalité ne peut trouver à s’appliquer ; que dès lors, ni l’ article de la loi n° 975 ni l’ Ordonnance Souveraine n° 6364 ne sont entachés d’une violation de l’article 17 de la Constitution ;

Considérant, en troisième lieu, que si, aux termes de l’article 25 de la Constitution « la priorité est assurée aux monégasques pour l’accession aux emplois publics dans les conditions prévues par la loi ou les conventions internationales », il résulte de ces termes mêmes que la priorité des monégasques ne s’exerce pas dans la mesure où la loi n’en écarte pas l’application, compte tenu des nécessités de l’organisation et du fonctionnement des services et des possibilités techniques qui en découlent ; que si, en l’espèce, l’ article de la loi n° 975 , tout en n’écartant pas expressément le principe de la priorité des monégasques, n’en réserve cependant pas une application qu’il peut même rendre, en fait, impossible dans certains cas, une telle situation est précisément au nombre de celles dont l’éventualité est prévue par le texte constitutionnel précité ; que dès lors, ni l’ article de la loi n° 975 , ni l’ Ordonnance Souveraine n° 6364 ne sont entachées d’une violation de l’article 25 de la Constitution ;

Considérant que, de tout ce qui précède, il résulte que ni l’ article de la loi n° 975 ni l’ Ordonnance Souveraine n° 6364 ne sont entachées d’excès de pouvoir, au titre des violations de la Constitution d’où sont tirés les moyens du recours ;

Sur le moyen d’illégalité

Considérant que la disposition attaquée, aux termes de laquelle « sont également laissées à la seule décision de l’autorité compétente les nominations des collaborateurs personnels et directs du Ministre d’État et des Conseillers de Gouvernement », ne comporte ni la dénomination, l’énumération et l’effectif des emplois ou fonctions auxquels seraient nommés ces collaborateurs, ni l’énoncé de critères par rapport auxquels ces emplois ou fonctions auraient pu être déterminés ; que si la disposition attaquée fait état du caractère personnel et direct des collaborateurs dont il s’agit, la référence à ce seul caractère ne peut tenir lieu d’une détermination au sens de l’alinéa 2 de l’ article de la loi n° 975 ; qu’ainsi la disposition attaquée est rédigée en des termes dont l’imprécision et la généralité ne permettent pas de délimiter le champ d’application ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la disposition attaquée est entachée d’illégalité et doit être annulée ;

NOTE

1. – Saisi de la question de la conformité à la Constitution et à la loi de la disposition d’une ordonnance souveraine laissant à la seule décision de l’autorité compétente les nominations des collaborateurs personnels et directs du Ministre d’État et des Conseillers de Gouvernement, le Tribunal Suprême a été conduit à prendre position, dans sa décision du 20 juin 1979 , Association syndicale des fonctionnaires, sur plusieurs problèmes du plus haut intérêt, à savoir :

– les pouvoirs du Tribunal Suprême quant à la détermination de l’étendue des conclusions du requérant ;

– la distinction du contentieux constitutionnel et du contentieux administratif ;

– l’étendue du pouvoir réglementaire ;

– la portée du principe de l’égalité des Monégasques devant la loi ;

– la portée du principe de la priorité des Monégasques pour l’accession aux emplois publics et privés.

Si les faits de l’affaire étaient d’une grande simplicité, la procédure qui a conduit à la décision du Tribunal Suprême a connu des développements complexes, et c’est cela sans doute qui explique le nombre et l’importance des questions sur lesquelles la Haute Juridiction a eu à se prononcer. Aussi est-ce par le rappel de cette procédure qu’il convient de commencer.

– La loi n° 975 du 12 juillet 1975 portant statut des fonctionnaires de l’État dispose en son article 4 :

L’accession aux emplois visés à l’article 2 (emplois permanents de l’État) ne peut avoir lieu que dans les conditions prévues au présent statut ».

Toutefois une ordonnance souveraine déterminera les emplois supérieurs pour lesquels les nominations sont laissées à la seule décision de l’autorité compétente ».

En application de cette disposition législative l’Ordonnance Souveraine n.° 6364 du 17 août 1978 énumère en un premier alinéa les emplois supérieurs échappant ainsi aux règles générales de recrutement (contrôleur général des dépenses, secrétaire général du Ministère d’État, etc. ), puis ajoute, en un second alinéa :

Sont également laissées à la seule décision de l’autorité compétente les nominations des collaborateurs personnels et directs du Ministre d’État et des Conseillers de Gouvernement ».

Ce sont ces deux textes – l’ article , alinéa 2, de la loi n° 975 du 12 juillet 1975 , d’une part, l’ Ordonnance Souveraine n° 6364 du 17 août 1978 prise en application dudit article 4, d’autre part – qui allaient être contestés devant le Tribunal Suprême dans les conditions que l’on verra. Pour plus de simplicité on dénommera ci-après le premier de ces textes : « la loi », et le second : « l’ordonnance ».

– Par une requête du 24 octobre 1978 l’Association syndicale des fonctionnaires forma devant le Tribunal Suprême un recours « à l’encontre de l’ Ordonnance Souveraine n° 6364 du 17 août 1978 publiée au Journal de Monaco le 25 août 1978 et en tant que de besoin à l’encontre de la loi n° 975 du 12 juillet 1975 », étant précisé que « ledit recours tend à obtenir l’annulation pure et simple de l’ordonnance…, dont l’objet est de déterminer les emplois supérieurs visés par l’article 4 de la loi… qui apparaît elle-même contraire aux dispositions constitutionnelles, ainsi que tous les textes subséquents ». Si telles étaient les formules figurant en tête de la requête, celle-ci s’achevait sur des conclusions par lesquelles il était demandé au Tribunal Suprême de bien vouloir :

Annuler pour cause d’inconstitutionnalité la loi n° 975 du 12 juillet 1975 ainsi que l’ Ordonnance Souveraine n° 6364 du 17 août 1978 et les textes subséquents ;

A défaut, et si par impossible les textes considérés devaient être déclarés comme conformes à la Constitution, annuler néanmoins l’ Ordonnance Souveraine n° 6364 du 17 août 1978 pour violation de la loi n° 975 ».

A l’appui de ces conclusions la requérante invoquait deux séries de moyens :

a) des moyens tirés de la violation, par la loi et par l’ordonnance, de trois dispositions de la Constitution, à savoir :

– l’article 51, qui réserve à la loi de fixer « les obligations, droits et garanties fondamentales des fonctionnaires ainsi que leur responsabilité civile et pénale » ; selon la requérante, cette disposition interdisait à la loi de se décharger de cette mission au profit du pouvoir réglementaire et de déléguer à ce dernier le pouvoir de déroger à ses propres dispositions ;

– l’article 17, qui établit l’égalité des Monégasques devant la loi : selon la requérante, cette disposition ne permettait pas de dispenser les candidats à certaines fonctions publiques des conditions générales de recrutement ;

– l’article 25, enfin, qui assure aux Monégasques la priorité pour l’accession aux emplois publics et privés : selon la requérante, cette disposition ne permettait pas de laisser à l’autorité compétente un pouvoir de nomination discrétionnaire susceptible, de ce fait même, de méconnaître la priorité assurée aux Monégasques ;

b) un moyen tiré de la violation, par l’ordonnance, de la loi : selon la requérante, la loi, qui habilitait le pouvoir réglementaire à « déterminer » les emplois supérieurs laissés à la discrétion de l’autorité compétente, ne l’autorisait pas à recourir à cette fin au concept vague et imprécis de « collaborateurs personnels et directs du Ministre d’État et des Conseillers du Gouvernement ».

– Pour faire face à cette véritable batterie de conclusions et de moyens, le Gouvernement Princier fit valoir dans la contre-requête que :

a) les conclusions dirigées contre la loi étaient irrecevables parce que tardives (la loi avait été publiée au Journal de Monaco le 18 juillet 1975, et la requête avait été déposée le 24 octobre 1978) ;

b) si les conclusions dirigées contre l’ordonnance échappaient à cette irrecevabilité pour tardiveté, elles ne pouvaient pas pour autant être accueillies, puisque aussi bien l’un des moyens sur lesquels elles s’appuyaient n’était par recevable et que les autres n’étaient pas fondés ; en effet, plaidait le Gouvernement :

– le moyen tiré de la méconnaissance par l’Ordonnance de l’article 51 de la Constitution n’était pas recevable, dès lors qu’il mettait en cause, par delà l’Ordonnance, la conformité de la loi elle-même à cette disposition constitutionnelle et qu’en vertu de l’article 90 de la Constitution le Tribunal Suprême ne peut statuer en matière constitutionnelle que « sur les recours en annulation, en appréciation de validité et en indemnité ayant pour objet une atteinte aux libertés et droits consacrés par le Titre III de la Constitution » : or, si les articles 17 et 25, dont la méconnaissance était également invoquée par la requérante, figurent bien dans le Titre III, tel n’est pas le cas de l’article 51, qui fait partie du Titre V ; subsidiairement le Gouvernement soutenait que l’article 51 n’avait en tout état de cause été violé ni par la loi ni par l’Ordonnance ;

– les moyens tirés de la méconnaissance par l’Ordonnance (et, par delà l’ordonnance, par la loi) des articles 17 et 25 de la Constitution n’étaient pas fondés, l’ordonnance (et, par delà l’ordonnance, la loi) respectant pleinement ces deux dispositions constitutionnelles ;

– le moyen tiré de la violation par l’ordonnance de la loi n’était pas davantage fondé dès lors qu’en se référant au caractère personnel et direct des liens devant unir les agents considérés à leurs chefs immédiats l’ordonnance procédait à une « détermination » suffisamment précise, et que toute application abusive de cette disposition pouvait être déférée au juge.

– L’association requérante se trouvait ainsi confrontée à une fin de non-recevoir quasi-insurmontable en ce qui concerne, d’une part les conclusions dirigées contre la loi (qui étaient certainement tardives), d’autre part le moyen tiré de la violation par la loi de l’article 51 de la Constitution (qui n’était certainement pas recevable au regard de l’article 90 A de la Constitution). Aussi, la requérante s’attacha-t-elle dans sa réplique à présenter sa requête comme dirigée non pas contre la loi mais contre l’ordonnance, et comme fondée non pas sur l’article 90 A définissant la compétence du Tribunal Suprême « en matière constitutionnelle » mais sur l’article 90 B définissant la compétence du Tribunal Suprême « en matière administrative ».

Sur le premier point, l’Association soutint que son recours « est essentiellement dirigé contre l’ ordonnance n° 6364 … (et que) s’il est fait mention dans la requête introductive d’instance de l’inconstitutionnalité de la loi n° 975 portant statut des fonctionnaires, ce n’est que d’une façon médiate découlant de la demande d’annulation de l’ Ordonnance Souveraine n° 6364 ». Aussi bien la réplique concluait-elle simplement à ce qu’il plaise au Tribunal Suprême de « prononcer l’annulation de l’ Ordonnance Souveraine n° 6364 du 17 août 1978 » : le contraste avec les conclusions de la requête (supra, parag. 3) saute aux yeux.

Sur le second point, l’Association fit valoir que, dès lors qu’elle était dirigée contre l’ordonnance, sa requête se présentait comme faisant partie des « recours en annulation pour excès de pouvoir formés contre les décisions des diverses autorités administratives et les ordonnances souveraines prises pour l’exécution des lois… » sur lesquels le Tribunal Suprême est appelé à statuer « en matière administrative » dans le cadre de l’article 90 B de la Constitution ; tous les moyens d’illégalité étaient dès lors recevables, en concluait-elle, y compris ceux tirés de la méconnaissance d’une disposition constitutionnelle autre que celles figurant dans le Titre III de la Constitution.

Selon la réplique, ce que l’Association demandait en définitive, c’était seulement l’annulation pour excès de pouvoir, par le Tribunal Suprême statuant « en matière administrative » sur la base de l’article 90 B de la Constitution, de l’ ordonnance n° 6364 pour violation des articles 51, 17 et 25 de la Constitution ; de l’annulation de la loi elle-même pour contrariété à la Constitution il n’était pas et n’avait jamais été question. Ainsi, concluait l’Association, perdaient tout objet à la fois la fin de non recevoir tirée de la tardivité des conclusions dirigées contre la loi et celle tirée de ce que la constitutionnalité d’une loi ne peut être contestée devant le Tribunal Suprême statuant en matière constitutionnelle que pour violation des libertés et droits consacrés par le Titre III de la Constitution.

– Le Gouvernement Princier n’accepta pas cette manière de présenter l’affaire.

Selon lui, la requête introductive d’instance concluait bel et bien, de manière on ne peut plus explicite, à ce que le Tribunal veuille bien « annuler pour cause d’inconstitutionnalité la loi n° 975 … » : or cette conclusion, répétait le Gouvernement, était tardive.

Quant aux conclusions dirigées contre l’ordonnance elles mettaient en cause, dans la mesure où elles s’appuyaient sur des moyens tirés de la méconnaissance des articles 51, 17 et 25 de la Constitution, la conformité à ces dispositions constitutionnelles de la loi elle-même, dont l’ordonnance ne constituait qu’une pure et simple mesure d’application aussi le gouvernement fit-il valoir dans sa duplique que « l’illégalité alléguée de l’ordonnance… résulterait par voie de conséquence de l’inconstitutionnalité prétendue de l’article 4 de la loi… (et qu’) il appartiendrait donc au Haut Tribunal de se prononcer liminairement sur la validité de ce texte législatif au regard de la Constitution, ce qu’il n’aurait compétence pour faire que dans le cadre de l’article 90 A, c’est-à-dire en assemblée plénière et sur un moyen pris d’une atteinte aux libertés et droits consacrés par le Titre III de la Constitution » : seuls étaient donc recevables, concluait la duplique gouvernementale, les moyens tirés, à l’encontre de l’ordonnance, de la violation (par la loi et, par voie de conséquence, par l’ordonnance) des articles 17 et 25 de la Constitution, mais non pas celui tiré de la violation (par la loi et, par voie de conséquence, par l’ordonnance) et son article 51.

– On comprend, dans ces conditions, que le Tribunal Suprême se soit vu contraint, avant même d’aborder les délicats problèmes de fond soulevés par l’affaire, de définir les conclusions sur lesquelles il était appelé à statuer et de déterminer s’il devait se prononcer « en matière constitutionnelle » ou « en matière administrative ».

I. – Les pouvoirs du juge quant à la détermination de l’étendue des conclusions

– Que lui était-il demandé par l’Association syndicale des fonctionnaires : d’annuler à la fois l’ article de la loi n° 975 et l’ ordonnance n° 6364 , ou seulement d’annuler l’ordonnance ? Le Tribunal Suprême pouvait d’autant moins se dispenser de répondre à cette question – sur laquelle, on vient de le voir, les parties divergeaient – qu’elle commandait largement à la fois la recevabilité de la demande et la nature « constitutionnelle » ou « administrative » de l’affaire.

– Il est de principe que « c’est la demande des parties qui… fixe le terrain juridictionnel du litige » (Concl. Riboulet sur Cons. d’.État 26 juillet 1912. Compagnie d’Orléans et du Midi : Rec. Lebon 889). Cette demande étant définie dans les conclusions, ce sont ces dernières qui constituent « l’élément essentiel de l’instance, puisqu’elles délimitent, pour les parties et pour le juge, le cadre de l’instance » (Auby et Drago, Traité de contentieux administratif, 2e éd., 1975, t.1, parag. 714). Comme, d’autre part, le principe dit de l’immutabilité de l’instance, s’il autorise dans certaines limites la présentation de moyens nouveaux après l’expiration du délai de recours, interdit en revanche la formulation de conclusions nouvelles, ce sont en règle générale les conclusions de la requête introductive d’instance qui déterminent ne varietur le « le cadre de l’instance » et le « terrain juridictionnel du litige ». C’est donc par rapport à ces conclusions que le juge appréciera et sa compétence et la recevabilité de la demande.

A ce principe général le droit français apporte toutefois une exception et un aménagement.

Par dérogation à la règle selon laquelle « l’objet de la demande ne peut être modifié après l’introduction de l’instance » (Auby et Drago, loc. cit.) il est admis que le requérant peut, non seulement se désister formellement d’une partie, voire de la totalité de ses conclusions (V. Auby et Drago, op. cit, parag. 794.- Odent, Contentieux administratif, 1970-1971, p. 840), mais également restreindre l’étendue de sa demande en abandonnant certaines de ses conclusions (Maleville : J.- CI. Administratif, Fasc. 616, parag. 213). Qu’il s’agisse d’un désistement formel ou d’un abandon de certaines conclusions initiales, le juge se prononce alors sur les conclusions « dans leur dernier état » (Auby et Drago, op. cit., parag. 767.- cf. Cons d’État 19 nov. 1958, B. :

A.J.D.A. 1958, 11, 450

, concl. A. Bernard.- 6 mars 1964, L. : Rec. Lebon 167).
Il est, d’autre part, apporté un aménagement au principe selon lequel ce sont les conclusions de la requête qui fixent le cadre de la mission du juge : lorsque ces conclusions sont rédigées avec maladresse ou traduisent mal ce que le requérant recherche de toute évidence, le juge procède parfois, de son propre chef, à la rectification des conclusions. Les rares auteurs qui ont étudié ce problème (par exemple : Auby, L’ultra petita dans la procédure contentieuse administrative, Mélanges Waline, 1974, t. 11, p. 278.- Auby et Drago, op. cit. parag. 723) citent plusieurs cas où le Conseil d’État a, à la suggestion en général de son commissaire du Gouvernement, rectifié les conclusions de la requête : ainsi, dans une affaire où la requête demandait l’annulation partielle d’un arrêté municipal, le Conseil d’État a lu une demande d’annulation totale ( Cons. d’État 29 nov. 1933 , Abbé R. : D.P. 1934, 3,7, concl. Rivet). MM. Auby et Drago ajoutent toutefois qu’ « il est difficile de dire de façon précise dans quels cas cette rectification peut intervenir, car les solutions données ne permettent pas d’aboutir à une théorie cohérente… ; il est difficile de dégager de cette jurisprudence une doctrine d’ensemble puisque, dans d’autres espèces identiques, le Conseil d’État a opposé l’immutabilité de la demande alors qu’il aurait pu rectifier le moyen invoqué par le requérant » (loc. cit.).

10. – Dans l’affaire qui lui était soumise le Tribunal Suprême se trouvait en présence d’une double difficulté.

D’une part, la requête introductive d’instance était rédigée de manière ambiguë, voire contradictoire, puisque aussi bien, si elle commençait par demander l’annulation de l’ordonnance et « en tant que de besoin » celle de la loi, elle s’achevait sur des conclusions sollicitant à titre principal l’annulation de la loi et subsidiairement celle de l’ordonnance.

D’autre part, dans sa réplique, l’Association requérante s’ingéniait à établir qu’elle n’avait jamais demandé autre chose que l’annulation de l’ordonnance, l’inconstitutionnalité de la loi n’étant mentionnée que « d’une façon médiate » on – l’a vu, la réplique concluait formellement à l’annulation de la seule ordonnance.

Dans ces conditions, fallait-il considérer que dès le début la requérante ne recherchait que l’annulation de l’ordonnance – auquel cas où il aurait fallu regarder les conclusions de la requête initiale comme maladroitement rédigées et, partant, les rectifier à la lumière des explications de la réplique ? Fallait-il, au contraire, considérer qu’après avoir effectivement demandé l’annulation et de la loi et de l’ordonnance, la requérante avait abandonné les conclusions dirigées contre la loi pour ne maintenir que celles dirigées contre l’ordonnance ? Ou bien encore devait-on admettre que la requérante n’avait jamais cessé, en dépit des dénégations de sa réplique, de solliciter l’annulation à la fois de la loi et de l’ordonnance ?.

– Si la requérante soutenait la première de ces interprétations et le Gouvernement Princier la troisième, c’est la seconde de ces voies que le Tribunal Suprême a choisie : si le recours initial concluait bel et bien à l’annulation de la loi, expose l’arrêt, en revanche « dans le dernier état de l’instruction le recours ne conclut plus à cette annulation » – tant et si bien que « le Tribunal Suprême n’a pas à statuer sur des conclusions en annulation de la loi » mais seulement sur des conclusions en annulation de l’ordonnance. C’est donc la technique de l’abandon de certaines conclusions en cours d’instance que le Tribunal Suprême a retenue.

Cette approche a permis au Tribunal Suprême d’éviter d’avoir à rejeter pour une indiscutable tardiveté le recours dont il était saisi et de pouvoir donc statuer sur la requête ; elle lui a permis surtout – et l’on peut penser que c’est pour cette raison qu’il a choisi cette méthode de préférence aux deux autres – de se considérer comme saisi non pas d’un recours « en matière constitutionnelle » sur la base de l’article 90 A de la Constitution mais d’un recours « en matière administrative » sur le fondement de l’article 90 B.

– Le Tribunal Suprême ne s’en est toutefois pas tenu là. Abordant les seules conclusions dont il s’estimait encore saisi après l’abandon d’une partie des conclusions primitives, à savoir les conclusions contre l’ordonnance, le Tribunal a en effet entrepris d’y apporter une distinction entre celles dirigées contre l’ordonnance en son entier et celles dirigées contre son seul deuxième alinéa, les premières étant appuyées sur des moyens d’inconstitutionnalité et présentées à titre principal, les secondes étant appuyées sur des moyens d’illégalité et présentées à titre subsidiaire. Or, déclare le Tribunal, « les conclusions tendant subsidiairement à ce que l’ ordonnance n° 6384 du 17 août 1978 soit annulée… pour violation de l’ article de la loi n° 975 du 12 juillet 1975 … ne sont assorties d’aucun moyen concernant le premier alinéa de cette ordonnance souveraine ; par suite, ces conclusions ne sont recevables qu’en ce qui concerne le deuxième alinéa de ladite ordonnance ».

La position ainsi prise par le Tribunal Suprême peut surprendre. Ce ne sont en effet pas les conclusions qui étaient dirigées tantôt contre l’ordonnance en son entier, tantôt contre son seul deuxième alinéa, mais plutôt les moyens : si les moyens tirés de la méconnaissance des articles 51, 17 et 25 de la Constitution visaient en effet l’ensemble de l’ordonnance, le moyen tiré de la violation de l’article 4 de la loi ne visait que le second alinéa de l’ordonnance. Loin d’être en présence de deux conclusions distinctes – dont l’une aurait été recevable et l’autre irrecevable – le Tribunal Suprême était en réalité saisi de conclusions uniques tendant à l’annulation de l’ordonnance en son entier, et ce par des moyens qui, eux, se rapportaient tantôt à l’ensemble du texte tantôt à une seule de ses dispositions. Même si la suite de l’arrêt distingue entre « les moyens d’inconstitutionnalité » et « le moyen d’illégalité », le Tribunal Suprême paraît avoir considéré que cette distinction entre les moyens entraînait une distinction entre les conclusions, puisque aussi bien on lit dans l’arrêt :

Considérant, en définitive, que le Tribunal Suprême se trouve saisi :

– d’une part, de conclusions en annulation de l’ ordonnance souveraine n° 6364 en son entier par des moyens d’inconstitutionnalité ;

– d’autre part, de conclusions en annulation du seul deuxième alinéa de la même ordonnance par des moyens d’illégalité ».

– Il suffit de comparer les conclusions dont le Tribunal Suprême s’estime « en définitive… saisi » avec celles formulées par la requérante, d’abord dans son recours initial, ensuite dans sa réplique pour constater qu’elles ne coïncident ni avec les unes ni avec les autres. Ce n’est certes pas la première fois que le Tribunal Suprême se reconnaît le pouvoir de rectifier les conclusions : dans l’arrêt C. par exemple (Trib. Sup. 30 janv. 1975), il énonçait que « si la requête conclut formellement à l’annulation des articles…, il résulte de l’ensemble des termes de ladite requête qu’elle a bien pour objet l’appréciation de validité desdites dispositions » ; dans l’arrêt Delle S. (Trib. Sup. 27 juin 1978), il déclarait que « la requête… tendant à l’annulation… de la décision du Maire de Monaco portant à sa connaissance les résultats du concours… doit être regardée comme dirigée contre les opérations du concours… ». Mais il s’agissait alors de corriger une maladresse de rédaction. Dans la présente affaire, au contraire, c’est à une véritable rectification de fond que l’arrêt n’hésite pas à procéder.

– On mesure ainsi les apports que comportent les motifs de l’arrêt groupés sous l’intitulé « Sur l’étendue des conclusions ».

a) le requérant est libre de restreindre ses conclusions en cours d’instance ;

b) en cas d’abandon par le requérant d’une partie de ses conclusions en cours d’instance, le Tribunal Suprême se prononcera sur les conclusions « dans le dernier état de l’instruction » ;

c) lorsque des conclusions sont dirigées contre une disposition dans son ensemble mais que des moyens ne sont articulés que contre une partie de cette disposition, lesdites conclusions ne sont recevables que parte in qua ;

d) enfin – et surtout – le Tribunal Suprême se reconnaît le pouvoir de rectifier les conclusions et de ne statuer que sur les conclusions dont il s’estime « en définitive saisi » : si ce pouvoir est parfois de nature à corriger une rédaction maladroite, il peut aussi – la présente affaire le montre – conduire le juge à placer de sa propre initiative l’instance dans un « cadre » différent de celui choisi par le requérant. En l’espèce, le Tribunal Suprême a, semble-t-il, voulu trouver une occasion de prendre partie sur ce qui est, comme on va le voir, l’essentiel de l’arrêt : l’étendue et les modalités de contrôle de constitutionnalité dans la Principauté.

II.- La distinction du contentieux constitutionnel et du contentieux administratif

– Ce n’est pas la première fois que le Tribunal Suprême se trouvait saisi de la distinction entre le contentieux constitutionnel, régi par l’article 90 A de la Constitution, et le contentieux administratif, gouverné par l’article 90 B. S’il a eu l’occasion ainsi de confirmer les éléments de cette distinction tels qu’ils avaient été posés par ses décisions antérieures, le Haut Tribunal a également été confronté à un problème nouveau : celui de sa compétence pour statuer, lorsqu’il est saisi en matière administrative, sur la constitutionnalité d’une loi dont la décision administrative attaquée constitue l’application.

A) La distinction de la compétence du Tribunal Suprême « en matière constitutionnelle » (art. 90 A de la Constitution) et « en matière administrative » (art. 90 B de la constitution) : une confirmation.

– Si le Tribunal Suprême avait regardé le recours de l’Association syndicale des fonctionnaires comme dirigé, même dans le dernier état de l’instruction, contre la loi, il se serait à coup sûr considéré comme saisi « en matière constitutionnelle » sur le fondement de l’article 90 A de la Constitution ; il aurait alors examiné la conformité de la loi aux articles 17 et 25 de la Constitution, qui font partie du Titre 111 de cette dernière, mais il aurait refusé de se prononcer sur la conformité de la loi à l’article 51, lequel ne figure pas dans le Titre 111. Toutefois, en décidant de regarder le recours comme dirigé, dans le dernier état de l’instruction, contre la seule ordonnance, le Tribunal a pu se considérer comme saisi « en matière administrative » dans le cadre de l’article 90 B : c’est ce que la décision mentionne expressément en précisant que le Tribunal Suprême s’est prononcé « réuni en Assemblée plénière et statuant en matière administrative ». L’article 90 B ne comportant pas la limitation quant aux moyens recevables énoncée à l’article 90 A, il en découlait qu’étaient recevables, à l’encontre de l’ordonnance (supposée seule attaquée), et devaient être examinés par le Tribunal, tous les moyens, tant d’illégalité que d’inconstitutionnalité, et sans qu’il y ait lieu de distinguer selon que les dispositions constitutionnelles dont la violation était alléguée figurent ou non dans le Titre 111 de la Constitution. En effet, au regard du juge de l’excès de pouvoir, la violation de la Constitution n’est en elle-même qu’une variété de la violation de la règle de droit.

– On rappellera que dans le système établi par la Constitution, complété sur ce point par l’ ordonnance souveraine du 16 avril 1963 sur l’organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême, ce dernier statue tantôt « en matière constitutionnelle » sur le fondement de l’article 90 A de la Constitution tantôt « en matière administrative » sur le fondement de l’article 90 B. L’intérêt de cette distinction se situe sur un double plan.

D’une part, lorsqu’il statue en matière constitutionnelle, le Tribunal siège obligatoirement en assemblée plénière de cinq membres, tandis qu’en matière administrative il peut siéger en une formation allégée de trois membres sauf si, en raison de son importance ou de sa difficulté, l’affaire est renvoyée par le président du Tribunal ou par la section administrative en assemblée plénière.

D’autre part, saisi en matière administrative, le Tribunal peut examiner tous les moyens invoqués à l’encontre de la décision attaquée, sans qu’il y ait lieu de distinguer selon qu’ils visent la violation d’une disposition quelconque de la Constitution ou celle d’une loi, d’un acte administratif hiérarchiquement supérieur ou d’un principe général du droit ; en matière constitutionnelle, au contraire, le Tribunal ne peut connaître que des moyens tirés d’une « atteinte aux libertés et droits consacrés par le Titre 111 de la Constitution ».

La raison d’être de cette distinction quant aux moyens susceptibles d’être invoqués est aisée à comprendre.

La Constitution de 1962 a conçu le Tribunal Suprême à la fois comme une juridiction administrative et comme une juridiction constitutionnelle.

En tant que juridiction administrative, le Tribunal Suprême a reçu de la Constitution une compétence qui, pour n’être pas identique à celle de la juridiction administrative française (notamment en matière de contentieux de l’indemnité), en est néanmoins proche par son inspiration. Plus particulièrement, le concept de « recours en annulation, pour excès de pouvoir formé contre les décisions des diverses autorités administratives » évoque directement la définition classique du recours pour excès de pouvoir français, et l’on comprend que, saisi d’un tel recours, le Tribunal Suprême soit appelé, comme le juge de l’excès de pouvoir français, à se prononcer sur tous les moyens de légalité invoqués, la notion de légalité étant entendue au sens large qu’elle a pris dans le cadre du « principe de légalité » en droit français, c’est-à-dire comme englobant toutes les sources de légalité, y compris les dispositions de la Constitution.

En tant que juridiction constitutionnelle, le Tribunal Suprême présente au contraire une originalité marquée : si la constitutionnalité des lois peut être contestée à Monaco dans des conditions particulièrement larges, c’est-à-dire à la fois par la voie du recours direct en annulation et par la voie indirecte d’un recours en appréciation de validité ou d’un recours en indemnité, cette contestation est en contrepartie limitée expressément par la Constitution aux recours « ayant pour objet une atteinte aux libertés et droits consacrés par le Titre 111 ». Conçu essentiellement pour les recours en inconstitutionnalité dirigés contre une loi, l’article 90 A a cependant été rédigé de manière à couvrir tous les recours en inconstitutionnalité qui ne tombent pas sous le coup de l’article 90 B. Constitue ainsi un recours pour excès de pouvoir du paragraphe B, comme on vient de le voir, le recours dirigé contre une décision administrative alors même que ce recours serait fondé sur un moyen tiré de la violation d’un article de la Constitution, y compris d’un article figurant dans le Titre 111. Constitue en revanche un recours du paragraphe A, outre le recours dirigé contre une loi, le recours en annulation ou en appréciation de validité d’un acte judiciaire, ou encore le recours en indemnité pour un dommage causé par un acte matériel d’une autorité administrative (par exemple, une arrestation arbitraire non précédée d’une décision) auquel il est fait grief de porter atteinte à une liberté ou à un droit consacré par le Titre 111 de la Constitution (s’il s’agit d’un acte matériel de l’administration ne remplissant pas cette dernière condition, le recours ressortirait à la compétence de tribunaux ordinaires).

Tant et si bien, qu’il incombe en définitive au Tribunal Suprême « de rechercher d’abord si, compte tenu de la décision en cause, le recours tombe sous le coup de l’article 90 B, puis, dans le cas de la négative, d’établir si le caractère des moyens invoqués lui permet de se prononcer en application de l’article 90 « A » (note Weil sous Trib. Sup. 6 mai 1964, J.).

18. – Tels sont les principes que le Tribunal Suprême a appliqués à plusieurs reprises déjà.

Saisi de conclusions tendant à l’annulation de contraintes décernées en vue du recouvrement de certaines impositions, le Tribunal Suprême déclara que ces contraintes, « qui constituent des actes de poursuite rendus exécutoires par l’autorité judiciaire, ne présentent pas le caractère de décisions administratives au sens de l’article 90 B (et) ne sont par suite pas susceptibles de recours pour excès de pouvoir devant le Tribunal Suprême » ; se plaçant alors sur le terrain de l’article 90 A, il accepta d’examiner au fond le moyen tiré de la violation de l’article 17 de la Constitution (qui fait partie du Titre III) mais se déclara incompétent pour connaître des moyens tirés de la violation de dispositions constitutionnelles ne figurant pas dans le Titre III (27 nov. 1963, Syndicat des jeux, cadres et assimilés de la S.B.M., note George).

De même, saisi d’un recours tendant à mettre en cause la responsabilité de l’État monégasque du fait d’une loi, le Tribunal Suprême, se plaçant sur le terrain de l’article 90 A, a rejeté le recours au motif que la loi ne portait pas atteinte aux libertés et droits consacrés par le Titre III (6 mai 1964, Jama, notes Leschemelle et Weil).

De même encore, saisi d’un recours contre la loi tendant à assurer à l’État une participation à la Société des Bains de Mer, le Tribunal Suprême a écarté les moyens tirés de la violation par cette loi de deux articles extérieurs au Titre III pour se prononcer seulement sur la constitutionnalité de la loi au regard des dispositions du Titre III (6 mars 1967, Société anonyme des Bains de Mers, note Weil).

Tels sont également les principes abondamment analysés et expliqués par la doctrine (on se reportera aux notes George et Weil précitées, ainsi qu’à la note Vedel sous Trib. Sup. 31 janv. 1975, C.).

19. – C’est de ces principes que le Tribunal Suprême a fait une nouvelle fois application dans la décision ici commentée :

le recours (contre l’ordonnance) entre dans la catégorie des recours en annulation pour excès de pouvoir… telle que cette catégorie est définie par l’article 90 § B-1°) de la Constitution ; ce dernier texte, à la différence du paragraphe A-1°) du même article, qui ne concerne que « les recours en annulation qui ne sont pas visés au paragraphe B du présent article », ne limite pas la recevabilité des moyens à ceux qui sont tirés d’une atteinte aux libertés et droits consacrés par le Titre III de la Constitution ; il s’ensuit que tous les moyens tirés de la violation de dispositions constitutionnelles quelconques peuvent être soulevés à l’appui du recours et peuvent être examinés par le Tribunal Suprême statuant en matière administrative… ».

La solution, on le constate, est incontestable, et l’on ne peut que se féliciter de la voir rappeler, en des termes plus explicites et plus fermes que jamais, à des requérants – et à des avocats – qui persistent trop souvent à l’ignorer.

B) La compétence du Tribunal Suprême pour examiner, a l’occasion d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre une décision administrative, la conformité à une disposition constitutionnelle quelconque de la loi dont ladite décision se borne à faire application : une innovation.

20. – Les données du problème peuvent se résumer de la manière suivante.

L’article 90 A de la Constitution monégasque permet de contester la constitutionnalité d’une loi de deux manières.

Cette constitutionnalité peut d’abord être contestée par la voie de l’action directe, sous la forme du recours en annulation devant le Tribunal Suprême.

Mais elle peut l’être également par la voie de l’exception, c’est-à-dire sous la forme d’une contestation incidente à l’occasion d’une action dont l’objet principal se situe ailleurs. Deux hypothèses sont à cet égard prévues par la Constitution : celle du recours en appréciation de validité et celle du recours en indemnité. Dans l’hypothèse du recours en indemnité le Tribunal Suprême est saisi à la fois de la question principale (une demande en réparation du préjudice causé par la loi) et de la question incidente (celle de la conformité de la loi à la Constitution). Dans celle du recours en appréciation de validité, au contraire, c’est normalement le juge ordinaire, qui est appelé à connaître de la question principale, tandis que le Tribunal Suprême, qui se prononce sur renvoi du juge judiciaire, ne statue que sur la question incidente de la constitutionnalité de la loi.

Dans tous ces cas – c’est-à-dire que le Tribunal Suprême statue par la voie de l’action ou par la voie de l’exception – la constitutionnalité de la loi ne peut être examinée par le Tribunal Suprême qu’au regard des dispositions du Titre III, c’est-à-dire des articles 17 à 32, de la Constitution.

Il est toutefois une autre hypothèse encore – non expressément prévue par la Constitution – où la question de la constitutionnalité de la loi peut surgir à titre incident : c’est celle où, à l’appui d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre une décision administrative sur le terrain de l’article 90 B, est invoqué devant le Tribunal Suprême un moyen tiré de l’inconstitutionnalité de la loi dont ladite décision se borne à faire application. Le Tribunal Suprême peut-il alors, à titre incident, examiner la conformité de ladite loi au regard d’une disposition quelconque de la Constitution ? ou bien ce contrôle ne peut-il s’effectuer qu’au regard des seules dispositions du Titre III ?.

– A ce problème, qui se posait à lui pour la première fois et qui met en cause l’étendue du contrôle de la constitutionnalité des lois et partant l’équilibre des lois à Monaco, le Tribunal Suprême a apporté la réponse suivante : dès lors que, la décision attaquée étant une décision administrative, l’on se trouve sur le terrain de l’article 90 B, la limitation quant aux moyens recevables qui figure à l’article 90 A ne joue pas, et ce quand bien même les moyens d’inconstitutionnalité avancés contre ladite décision visent en réalité une disposition législative dont celle-ci se borne à faire application.

Autrement dit, lorsque la constitutionnalité d’une loi est critiquée non pas directement, mais incidemment, à l’appui d’un recours dirigé contre une décision administrative d’application, elle peut l’être au regard de n’importe quelle disposition de la Constitution et non pas seulement au regard des dispositions du Titre III.

Tel est sans doute l’aspect le plus remarquable de la décision rapportée.

A la réflexion cette solution était pourtant loin de s’imposer.

– On sait que le Conseil d’État français accepte, exactement comme le fait le Tribunal Suprême statuant comme juge de l’excès de pouvoir sur le fondement de l’article 90 B de la Constitution, d’examiner la régularité des décisions administratives au regard de la Constitution. Mais on sait également que « le contrôle de la constitutionnalité de l’acte administratif n’est opéré par le juge administratif qu’autant que, entre l’acte administratif et le texte constitutionnel, ne se situe pas une loi servant de fondement à l’acte administratif ; sinon, le juge administratif refuse d’exercer son contrôle, estimant qu’il ne lui appartient pas, en annulant un acte administratif conforme à une loi mais contraire à la Constitution, de vérifier, en réalité et indirectement, la conformité de la première à la seconde » (J.F. Lachaume, Les Grandes décisions de la jurisprudence, 1980, p. 23-24) » En d’autres termes, comme le précise le doyen Vedel, « lorsqu’un texte non législatif (par exemple un règlement) est pris en application d’une loi aux dispositions de laquelle il est conforme, il ne peut être argué d’inconstitutionnalité. En effet, en critiquer la constitutionnalité reviendrait à critiquer la constitutionnalité de la loi sur laquelle il se fonde… En somme, la loi « fait écran » entre la Constitution et le règlement et ne permet d’invoquer à l’encontre de celui-ci que des vices propres et non ceux, réels ou prétendus, qui seraient le reflet des vices entachant la loi que le règlement a mis en œuvre » (note précitée sous Tribunal Suprême 31 janvier. 1975 C.). C’est dans cette perspective, notamment, que le Conseil d’État français se refuse traditionnellement à examiner, par le biais d’un recours contre un règlement administratif, la constitutionnalité de la loi d’habilitation elle-même.

– N’était-ce pas là la solution qui était la plus satisfaisante en droit monégasque également ? Autant il est normal que le Tribunal Suprême saisi d’un recours pour excès de pouvoir sur le terrain de l’article 90 B contrôle si la décision administrative attaquée est conforme à une disposition quelconque de la Constitution, autant il paraît normal que, si le vice d’inconstitutionnalité allégué n’est pas propre à ladite décision mais affecte un texte de loi dont cette décision s’est bornée à faire application, le Tribunal Suprême n’exerce pas un contrôle de constitutionnalité plus étendu que celui qu’il exercerait si la loi était directement attaquée devant lui sur le terrain de l’article 90 A. En l’espèce, les moyens d’inconstitutionnalité avancés contre l’ordonnance visaient en réalité la loi, et aucun vice propre d’inconstitutionnalité n’était allégué contre l’ordonnance elle-même : c’était la loi, et non par l’ordonnance, qui décidait qu’il pourrait être dérogé par voie réglementaire aux règles normales de recrutement ; c’était la loi, et non pas l’ordonnance, qui risquait d’engendrer une inégalité entre Monégasques : c’était la loi, et non pas l’ordonnance, qui était susceptible d’entraîner une atteinte à la priorité d’emploi des Monégasques. Ce sont exactement les mêmes vices qui auraient pu être avancés – mieux : qui étaient effectivement avancés dans la requête introductive d’instance – à l’appui d’un recours direct contre la loi sur le terrain de l’article 90 A. Sous le couvert de moyens d’inconstitutionnalité articulés contre l’ordonnance, c’était en définitive la constitutionnalité de la loi elle-même qui était mise en question et que le Tribunal Suprême était invité à contrôler.

L’arrêt rendu en contient au demeurant l’aveu formel, puisque aussi bien il déclare à quatre reprises que « ni l’ article de la loi n° 975 ni l’ ordonnance souveraine n° 6364 ne sont entachés d’une violation… de la Constitution » : le Tribunal Suprême ne pouvait admettre plus clairement que c’est bien la constitutionnalité de la loi elle-même qu’il a contrôlée.

Or, si cela est normal au regard des articles 17 et 25, cela ne l’est pas au regard de l’article 51, étranger au Titre III. L’article 90 A de la Constitution est formel en effet : que la constitutionnalité de la loi soit contestée par la voie d’un recours direct en annulation, ou qu’elle le soit par la voie incidente à l’occasion d’un recours en indemnité ou d’un recours en appréciation de validité, le Tribunal Suprême ne peut jamais contrôler cette constitutionnalité qu’au regard des seules dispositions du Titre III de la Constitution. C’est là l’un des éléments fondamentaux de l’équilibre des pouvoirs dans le système constitutionnel monégasque, système dans lequel l’Autorité constituante a défini elle-même les règles du contrôle de constitutionnalité et donc fait du Tribunal Suprême à la fois un pouvoir constitué et une juridiction d’attribution qui ne peut étendre elle-même sa propre compétence. On voit mal, dans ces conditions, pourquoi le contrôle de la constitutionnalité de la loi serait étendu à l’ensemble des dispositions constitutionnelles dans le cas où la constitutionnalité d’une loi est contestée à l’occasion d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre une mesure administrative d’application : il ne s’agit, après tout, en ce cas, que d’un recours en appréciation de validité, à cette nuance près qu’au lieu de se poser à titre incident devant le juge ordinaire, qui doit la renvoyer au Tribunal Suprême, la question de la constitutionnalité de la loi se pose ici devant le Tribunal Suprême, lequel ne peut évidemment la renvoyer à lui-même. Si la Cour Suprême des États-Unis a pu instituer de sa propre initiative un contrôle de constitutionnalité par voie d’exception à l’exclusion du contrôle par voie d’action directe, c’est parce que la Constitution américaine ne définit pas l’étendue du contrôle de constitutionnalité. A Monaco, au contraire, la constitution limite expressis verbis le contrôle de constitutionnalité des lois à certaines dispositions de la Constitution : pourquoi, dès lors, le contrôle par voie d’exception serait-il étendu par une interprétation prétorienne au-delà de ce que la Constitution prévoit ? Suffirait-il donc que les administrés attendent qu’une loi ait fait l’objet de décisions administratives d’application pour qu’ils puissent en critiquer l’inconstitutionnalité sans aucune limitation, alors qu’ils auraient dû subir la restriction quant aux moyens recevables s’ils avaient attaqué la loi directement ?

– Tout concourait, on le voit, à ce que les moyens d’excès de pouvoir fondés sur l’inconstitutionnalité de la loi ne dussent être examinés par le Tribunal Suprême que sous les limitations de l’article 90 A : autrement dit, seuls les moyens relatifs à une atteinte aux libertés et droits consacrés par le Titre III de la Constitution (en l’espèce les moyens tirés de la violation des articles 17 et 25) auraient dû être considérés comme recevables, l’autre (en l’espèce celui tiré de la violation de l’article 51) aurait dû être rejeté comme irrecevable. D’autre part, étant appelé à statuer sur la question incidente de la constitutionnalité de la loi, le Tribunal Suprême aurait dû siéger « en matière constitutionnelle », ce qui ne signifie évidemment pas qu’il aurait dû siéger en assemblée plénière sur la question incidente de la constitutionnalité de la loi et en section administrative sur les demandes principales en annulation de l’ordonnance pour excès de pouvoir : c’est là un cas exemplaire où le renvoi de la section à l’assemblée paraissait s’imposer, ce renvoi pouvant être demandé, on le sait, jusqu’après la lecture du rapport (ord, souv. n° 2984 précitée, art. 12).

25. – Il n’est pas aisé de dégager les raisons qui ont conduit le Tribunal Suprême à écarter une solution qui semblait à vrai dire aller de soi au profit d’une autre, qui conduit à estomper la distinction entre l’article 90 A et l’article 90 B et à permettre un glissement, certainement contraire aux intentions de l’Autorité constituante, du contrôle limité de l’article 90 A au contrôle plus large de l’article 90 B. Si la perspective ouverte par cet arrêt devait se confirmer, on ne saurait sous-estimer l’importance du changement non seulement juridique mais politique qui s’ensuivrait dans l’équilibre des pouvoirs en Principauté.

III. – L’étendue du pouvoir réglementaire

26. – Le Tribunal Suprême a été appelé à examiner ce problème à trois points de vue différents.

– A) La Constitution monégasque, on le sait, ne définit pas les matières législatives et réglementaires : la loi peut donc, en règle générale, régir n’importe quelle matière, l’intervention du législateur ne faisant pas obstacle au pouvoir conféré au Prince de rendre « les ordonnances nécessaires pour l’exécution des lois » (art. 68) ; l’ordonnance souveraine, de son côté, peut, en règle générale, régir n’importe quelle matière indépendamment même de l’exécution des lois, à la condition que cette matière n’ait pas déjà été appréhendée par le législateur ou ne lui soit pas réservée par la Constitution ou par un principe traditionnel. Le système monégasque ressemble à cet égard davantage à la Constitution française de la III1 République qu’à celle de 1958.

Quel est l’effet, sur l’existence et l’étendue du pouvoir réglementaire, d’une disposition constitutionnelle telle que celle de l’article 51 aux termes de laquelle :

les obligations, droits et garanties fondamentaux des fonctionnaires, ainsi que leur responsabilité pénale sont fixés par la loi ».

Telle est la question qui se trouvait posée au Tribunal Suprême.

– Les réponses de la requérante et du Gouvernement Princier étaient, sur ce point, diamétralement opposées.

Si l’Association syndicale des fonctionnaires ne contestait pas au législateur le droit de confier au pouvoir réglementaire le soin de prendre les ordonnances et arrêtés ministériels nécessaires à l’application du statut, elle estimait toutefois que cette habilitation ne pouvait aller jusqu’à autoriser le pouvoir réglementaire, fût-ce en application d’une dérogation dont le principe était posé par la loi elle-même, à intervenir dans la matière des « obligations, droits et garanties fondamentaux des fonctionnaires ». Or, soutenait la requérante, les droits et garanties d’un fonctionnaire impliquent le droit à un déroulement normal de la carrière, y compris celui d’accéder à un poste supérieur en vertu de critères prédéterminés appliqués d’une manière égale à tous les candidats. En habilitant le pouvoir réglementaire à déterminer les emplois supérieurs laissés à la seule décision de l’autorité compétente, l’ article de la loi n° 975 avait dès lors violé le principe constitutionnel réservant à la loi la fixation des « obligations, droits et garanties fondamentaux des fonctionnaires ».

Quant à la thèse du Gouvernement Princier, elle se résumait en une phrase : la loi et l’ordonnance se bornent « à placer hors statut un certain nombre d’emplois, sans mettre si peu que ce soit en cause les droits que les agents non titulaires de tels emplois tiennent du statut général de la fonction publique ». Le Gouvernement estimait, en d’autres termes, d’une part que les conditions de nomination ne touchent pas aux « droits et garanties fondamentaux », d’autre part que les titulaires des emplois non supérieurs ne voyaient en rien modifiés leur « obligations, droits et garanties fondamentaux » du fait que certains emplois étaient placés hors statut.

– Sur ce problème de principe, le Tribunal Suprême a estimé que l’article 51, comme les autres dispositions constitutionnelles réservant une matière à la loi,

n’a ni pour objet ni pour effet d’exclure le pouvoir général, que le législateur exerce conformément à la Constitution, d’habiliter le Gouvernement pour l’édiction, par la voie réglementaire, des mesures qu’il est nécessaire de prendre pour l’application des dispositions législatives… (et) que les mesures d’application à prendre en la matière peuvent être déléguées au Gouvernement ».

Lorsque la Constitution réserve une matière au législateur, cela ne signifie donc pas pour autant que toute intervention du pouvoir réglementaire est ipso facto exclue : en habilitant le pouvoir réglementaire à édicter les mesures d’application de la loi, le législateur, loin de violer la disposition constitutionnelle qui lui réserve une matière donnée, ne fait qu’assurer « l’exercice normal d’un pouvoir général ».

– Le Tribunal Suprême a ainsi transposé à Monaco, mutatis mutandis, la solution consacrée, non sans quelque hésitation, par le Conseil d’État français sous l’empire de la Constitution de 1958 : même dans les matières intégralement remises au législateur par la Constitution, le pouvoir réglementaire continue à disposer de ce que le doyen Vedel a appelé le « pouvoir résiduel » de prendre les mesures d’application de la loi ; il peut le faire soit spontanément soit sur l’invitation du législateur – celui-ci gardant notamment la faculté, même dans les matières réservées à la loi, de renvoyer à un réglement d’administration publique l’édiction des modalités d’application de la loi (arrêt de principe : Cons. d’État 27 janv. 1961 , D. : Rec. Lebon 57 ; Act. Jur. D.A. 1961, 75, chr. Galabert et Gentot : – V. Vedel, Droit administratif, 6° éd. 1976, p. 187-188 et 213).

31. – Tel est l’apport essentiel de l’arrêt du 20 juin 1979 sur ce problème : une disposition constitutionnelle réservant une matière à la loi ne fait pas obstacle à ce que le législateur, dans « l’exercice normal de (son) pouvoir général », habilite le Gouvernement à édicter les « mesures qu’il est nécessaire de prendre à l’effet d’assurer l’application des dispositions législatives ».

– Le Gouvernement pourrait-il édicter de telles mesures spontanément, c’est-à-dire en l’absence d’une disposition législative l’y habilitant ? Le Tribunal Suprême ne se prononce pas sur cette question, qui ne se posait pas en l’espèce. Il y a tout lieu de penser que la réponse serait là encore affirmative, puisque aussi bien le Prince tient de l’article 68 de la Constitution le pouvoir général de rendre les ordonnances « nécessaires pour l’exécution des lois ».

– B) Le Tribunal Suprême paraît avoir écarté la thèse du Gouvernement Princier selon laquelle les conditions de nomination ne feraient pas partie des « obligations, droits et garanties fondamentaux des fonctionnaires » dont la Constitution réserve la fixation au législateur. L’arrêt énonce en effet que « dans le domaine du statut des fonctionnaires, les conditions particulières de nomination exigées par la nature de certaines fonctions font partie des modalités d’application des dispositions législatives générales régissant cette matière des nominations », ce qui semble impliquer que la « matière des nominations » fait partie intégrante de la compétence réservée au législateur, seules pouvant être déléguées au pouvoir réglementaire les « modalités d’application » de ces « dispositions législatives générales », ainsi que les conditions particulières de nomination exigées par la nature de certaines fonctions.

Le Tribunal Suprême paraît ainsi adopter une interprétation extensive, particulièrement protectrice des fonctionnaires, des dispositions de l’article 51 de la Constitution.

– C) La requérante soutenait que l’ordonnance excédait en tout état de cause l’habilitation législative, puisque aussi bien, loin de « déterminer » les emplois supérieurs laissés à la seule décision de l’autorité compétente, elle incluait dans cette catégorie, en son second alinéa, « les collaborateurs personnels et directs du Ministre d’État et des Conseillers de Gouvernement », ce qui pouvait, selon elle, « s’appliquer tout aussi bien au chauffeur personnel du Ministre qu’à un huissier ou à tout autre membre du personnel de catégorie inférieure ».

A quoi le Gouvernement Princier répondait que le critère des « liens personnels et directs » était suffisamment précis, puisqu’il couvrait en substance les membres des cabinets ministériels et assimilés, et que toute utilisation abusive de ce concept pouvait être déférée à la censure du Tribunal Suprême : ce n’est donc pas tant l’ordonnance en elle-même qui était visée par la critique de la requérante, alléguait le Gouvernement, que l’application abusive qui pourrait en être faite.

Le Tribunal Suprême s’est rangé sur ce point à la thèse de la requérante. Dès lors qu’il « ne comporte ni la dénomination, l’énumération et l’effectif des emplois ou fonctions auxquels seraient nommés ces collaborateurs ni l’énoncé de critères par rapport auxquels ces emplois ou fonctions auraient pu être déterminés », le second alinéa de l’ordonnance est « rédigé en des termes dont l’imprécision et la généralité ne permettent pas de délimiter le champ d’application » ; quant à la référence au lien « personnel et direct » des collaborateurs dont il s’agit, elle ne peut, selon le Tribunal, « tenir lieu d’une détermination au sens de la loi ».

– Il n’est pas facile de mesurer avec précision la portée de ce considérant.

Faut-il y voir la condamnation de principe de toute disposition réglementaire – voire même, dans la perspective du contrôle de la constitutionnalité des lois, de toute disposition législative – qui serait « rédigée en des termes dont l’imprécision et la généralité ne permettent pas de délimiter le champ d’application » ? Ce serait alors, assurément, à un arrêt révolutionnaire que l’on aurait affaire, puisqu’il condamnerait la quasi-totalité des textes faisant appel à des concepts vagues et imprécis, tels l’urgence ou la nécessité, dont le contenu est traditionnellement apprécié par le juge dans le cadre de son contrôle de la qualification juridique des faits.

Aussi admettra-t-on plutôt que le Tribunal Suprême a retenu ici une interprétation stricte de la loi d’habilitation elle-même : c’est parce que la loi n° 975 ne déléguait à l’ordonnance souveraine que la faculté de « déterminer » les emplois supérieurs que le Tribunal Suprême a annulé une disposition réglementaire adoptant un critère à strictement parler indéterminé. Sans doute le Tribunal Suprême a-t-il estimé que s’il fallait conserver au pouvoir réglementaire une certaine compétence dans les matières réservées par la Constitution à la loi, cette compétence devait à tout le moins être limitée strictement aux termes mêmes de l’habilitation législative (cf. Cons. d’État 18 avril 1980 , Société Maxi-Librati, création et autres : J.C.P., 80 éd. C.I., 13317).

IV. – Le principe de l’égalité des Monégasques devant la loi

36.- La disposition de l’article 17 de la Constitution aux termes de laquelle : « Les Monégasques sont égaux devant la loi. Il n’y a pas entre eux de privilèges » est l’une de celles dont la méconnaissance par le législateur ou le Gouvernement est le plus fréquemment invoquée à l’appui des requêtes devant le Tribunal Suprême (V. Trib. Sup. 27 nov. 1963, Syndicat des jeux, cadres et assimilés de la S.B.M., note George.- 6 mars 1967, Société anonyme des Bains de Mer et quatre autres décisions, note Weil.- 28 fév. 1968, Delle S., note George.- 20 fév. 1969, Hoirs A.- 3 mars 1971, Weill, note Weill. — 31 janv. 1975, Weill, note Weill.- 31 mai 1976, Dame P. et 30 juin 1976, G., note Vedel.- cf. 27 juin 1978, Delle S., note Vedel) ; elle ne donne cependant que très exceptionnellement lieu à une annulation (31 janv. 1975, Weill, précité), car le Tribunal Suprême applique presque toujours la règle, consacrée également par le Conseil d’État français, selon lequel ce principe n’a d’effet « qu’à l’égard des personnes se trouvant dans des situations identiques ».

– C’est cette attitude que le Haut Tribunal adopte une fois de plus dans la décision rapportée. Alors que l’Association requérante se plaignait de ce que le système des emplois supérieurs laissés à la seule décision de l’autorité compétente créait, entre les Monégasques, une discrimination à la fois quant aux chances d’accès à certains emplois et quant au régime statutaire applicable, le Tribunal Suprême applique le principe qu’ « entre les candidats à des emplois qui sont respectivement pourvus par des systèmes de nomination différents, il y a une différence de situation qui fait que la règle de l’égalité ne peut trouver à s’appliquer ».

A ce rappel du principe traditionnel l’arrêt ajoute une précision spécifique à la fonction publique : le respect du principe d’égalité, « dans le domaine du statut des fonctionnaires exige seulement qu’il ne soit institué aucune discrimination soit entre les fonctionnaires d’un même cadre, corps ou grade, soit entre les candidats au même emploi, pourvu que les uns et les autres se trouvent dans des situations identiques » : la rédaction de ce considérant est manifestement inspirée par les arrêts du Conseil d’État français qui posent le principe, d’une part de l’égalité d’accès aux emplois publics ( Cons. d’État 28 mai 1954 , Barel : Rec. Lebon 308.- Long, Weill et Braibant, Les Grands arrêts de la jurisprudence administrative, 7e éd., 1978, p. 428), et notamment en matière de concours ( Cons. d’État 9 oct. 1966 , Commune de Clohars-Carnoet : Rec. Lebon 591 ;

D. 1962, 92

, concl. Braibant), d’autre part de l’égalité des fonctionnaires appartenant à un même corps ( Cons. d’État 22 nov. 1963 R. : Rec. Lebon 567. – 21 juillet 1972, Union interfédérale des syndicats de la préfecture de police : Rec. Lebon 584 ; Act. jur. D.A. 1973, 125, concl. Morisot).
38. – Si le principe selon lequel l’égalité ne peut jouer qu’entre conditions identiques est à l’abri de toute critique, on sera plus réservé quant à la manière dont le Tribunal Suprême a cru pouvoir analyser la différence de situation dans le cas concret de l’espèce. Selon l’arrêt, on vient de le voir, cette différence de situation résiderait dans le fait qu’il s’agit de « candidats à des emplois qui sont respectivement pourvus par des systèmes de nomination différents » : comme le problème était précisément de savoir si la loi et l’ordonnance ne méconnaissaient pas le principe d’égalité en établissant une discrimination entre les candidats en prévoyant deux systèmes différents de nomination, on se défend mal de l’impression que l’arrêt résout la question par la question. La motivation de l’arrêt aurait sans doute été plus convaincante si le Tribunal Suprême avait fait état, comme l’y invitait le Gouvernement Princier, de la différence de nature qui sépare les emplois auxquels sont attachées les responsabilités particulières et qui exigent de ce fait des aptitudes spéciales et les emplois statutaires normaux : à emplois de nature différente, modes de recrutement différents. Sans doute est-ce là ce que le Tribunal Suprême a voulu dire : on regrettera qu’il ne l’ait pas dit plus clairement.

V. – Le principe de la priorité d’accès des Monégasques aux emplois publics et privés

39. – A l’argumentation de l’Association requérante selon laquelle le pouvoir discrétionnaire laissé à l’autorité compétente pour pourvoir aux emplois supérieurs permet d’autant moins d’assurer aux Monégasques la priorité qui leur est assuré par l’article 25 de la Constitution pour l’accession aux emplois publics et privés que la vacance de tels emplois ne fait l’objet d’aucune publicité, le Gouvernement Princier opposait que, s’il est vrai que le système des emplois supérieurs n’oblige pas l’autorité compétente à nommer par priorité un Monégasque, il ne l’oblige pas non plus à lui préférer un étranger. En d’autres termes, alors que la requérante soutenait que le système des emplois supérieurs ne permet pas de garantir le respect de l’article 25 de la Constitution, le Gouvernement plaidait que ce système n’interdisait pas de respecter cette disposition. A quoi le Gouvernement ajoutait, se référant à la jurisprudence du Tribunal Suprême limitant la priorité au cas où le candidat monégasque « possède les titres requis pour accéder à l’emploi vacant » (Tribu. Sup. 30 juin 1976, G., note Vedel) que le concept même d’emplois supérieurs à la discrétion de l’autorité compétente exclut toute exigence d’un titre particulier, tant et si bien que le Gouvernement ne saurait se voir opposer la possession d’un titre quelconque par un Monégasque arguant de sa priorité.

– Renvoyant en quelque sorte dos à dos les deux parties, le Tribunal Suprême s’est placé sur un terrain différent. Se fondant sur la mention de l’article 25 selon laquelle « la priorité est assurée… dans les conditions prévues par la loi ou les conventions internationales », il décide qu’ « il résulte de ces termes mêmes que la priorité des Monégasques ne s’exerce que dans la mesure où la loi n’en écarte pas l’application, compte tenu des nécessités de l’organisation et du fonctionnement des services et des possibilités techniques qui en découlent » : si en l’espèce la loi contestée institue un système qui ne réserve pas l’application du principe de priorité (ou même rend cette application impossible dans certains cas), « une telle situation est précisément au nombre de celles dont l’éventualité est prévue par le texte constitutionnel précité ».

Le Tribunal Suprême a-t-il entendu par là limiter le principe de la priorité aux seuls cas où la loi ne l’aurait pas restreint – ce qui reviendrait à dire que le législateur peut librement disposer de ce principe et qu’aucune contestation utile de la loi devant le Tribunal Suprême pour contrariété avec l’article 25 n’est en définitive concevable ? A-t-il au contraire réservé son propre pouvoir de vérifier si une loi venant limiter le principe n’a pas excédé les « nécessités de l’organisation et du fonctionnement des services et des possibilités techniques qui en découlent » ? Il est malaisé de répondre à cette question en l’état actuel, puisque aussi bien, tout en faisant mention de ces « nécessités » et « possibilités », l’arrêt rapporté ne vérifie pas expressis verbis si, dans le cas de l’espèce, la loi contestée en a tenu exactement compte.

– Quoi qu’il en soit de ce point, il est certain qu’en limitant le jeu de la priorité aux cas « où la loi n’en écarte pas l’application », après avoir dans un arrêt antérieur décidé que cette priorité « s’exerce à la double condition que l’emploi en cause soit vacant et que le candidat possède les titres requis pour accéder à cet emploi » (Trib. Sup. 30 juin 1976, G., précité), le Tribunal Suprême a marqué sa volonté de restreindre la portée de l’article 25 de la Constitution, dans le souci sans doute de ne pas faire obstacle au recrutement d’un personnel, public et privé, aussi qualifié que possible, serait-il même de nationalité étrangère.P. WEILL,Professeur à l’Université de Droit, d’Économie et de Sciences Sociales de Paris

Décide :

Article 1er : le deuxième alinéa de l’Ordonnance Souveraine n° 6364 du 17 août 1978, déterminant les emplois supérieurs visés par l’article 4 de la loi n° 975 portant statut des fonctionnaires de l’État est annulé ;

Article 2 : le surplus des conclusions du recours est rejeté ;

Article 3 : les dépens sont mis à la charge de l’État ;

Article 4 : expédition de la présente décision sera transmise au Ministre d’État.